III

LA PORTE ET LE DÉMON

 

1

 

Eddie était sur le point de s’endormir lorsqu’une voix résonna dans son esprit : Dis-lui de prendre la clé. La clé fait disparaître les voix.

Il se redressa d’un bond et jeta autour de lui un regard paniqué. Susannah dormait profondément à ses côtés ; cette voix n’était pas la sienne.

Ni celle de personne, apparemment. Cela faisait à présent huit jours qu’ils suivaient le Sentier du Rayon à travers bois, et ils avaient établi leur campement la veille au soir au fond d’une minuscule vallée. À gauche d’Eddie grondait un gros ruisseau dont le cours avait la même direction que leur périple, à savoir le sud-est. À sa droite se dressaient des sapins qui recouvraient le flanc de la colline. Aucun intrus en vue ; rien que Susannah endormie et Roland bien éveillé. Il était assis près du ruisseau, enveloppé dans une couverture, les yeux fixés sur les ténèbres.

Dis-lui de prendre la clé. La clé fait disparaître les voix.

Eddie n’hésita qu’une fraction de seconde. La raison de Roland était dans la balance, la balance penchait du mauvais côté, et personne n’en était plus conscient que l’intéressé, ce qui était le plus grave. Eddie était prêt à se raccrocher au moindre fétu de paille.

Une peau de cerf pliée en quatre lui servait d’oreiller. Il glissa la main dessous et en ressortit un paquet enveloppé dans un autre bout de peau tannée. Il se dirigea vers Roland et constata avec inquiétude que le Pistolero ne remarqua sa présence que lorsqu’il se trouva à quatre pas de son dos vulnérable. Il y avait eu un temps – pas si éloigné que cela – où Roland aurait su qu’Eddie était réveillé avant même qu’il ne se redresse. Il aurait perçu le changement de rythme de son souffle.

Il était plus alerte sur la plage quand il souffrait de la morsure de l’homarstruosité, pensa Eddie avec un frisson.

Finalement, Roland se retourna vers lui. Ses yeux étaient luisants de douleur et de fatigue, mais Eddie savait que cet éclat n’était que superficiel. Il percevait dans le regard de son ami une confusion de plus en plus aiguë qui se transformerait bientôt en folie si on ne la guérissait pas. Son cœur se noua de pitié.

— Tu n’arrives pas à dormir ? demanda Roland.

Sa voix était presque aussi traînante que celle d’un drogué.

— Je dormais, mais je me suis réveillé, dit Eddie. Écoute…

— Je pense que je me prépare à mourir.

Roland considéra Eddie. Tout éclat déserta ses yeux, qui devinrent pareils à des puits de ténèbres sans fond. Ce fut ce regard vide plutôt que la déclaration de Roland qui donna des frissons à Eddie.

— Et sais-tu ce que j’espère trouver dans la clairière au bout du sentier, Eddie ?

— Roland…

— Le silence. (Roland exhala un soupir poussiéreux.) Rien que le silence. Cela me suffira. La fin de… ceci.

Il pressa ses poings contre ses tempes et Eddie pensa : J’ai vu quelqu’un d’autre faire ce geste il n’y a pas si longtemps. Mais qui était-ce ? Et où était-ce ?

C’était ridicule, bien sûr ; cela faisait maintenant presque deux mois qu’il n’avait vu personne d’autre que Roland et Susannah. Mais cette impression lui paraissait néanmoins authentique.

— Je suis en train de fabriquer quelque chose, Roland, dit-il.

Roland hocha la tête. Un pauvre sourire arqua ses lèvres.

— Je sais. Qu’est-ce que c’est ? Es-tu enfin prêt à me le dire ?

— Je crois que ça a un rapport avec cette histoire de ka-tet.

Le regard de Roland perdit sa vacuité. Il considéra Eddie d’un air pensif, mais resta muet.

— Regarde.

Eddie commença à déplier le carré de peau.

Ça ne servira à rien ! brailla soudain la voix d’Henry. Elle brailla si fort qu’Eddie en tiqua. Ce n’est qu’un stupide bout de bois mal taillé ! Il va éclater de rire en le voyant ! Il va te dire : « Oh, regardez-moi ce petit chou ! Est-ce que le petit chou a taillé quelque chose ? »

— Tais-toi, marmonna Eddie.

Le Pistolero haussa les sourcils.

— Pas toi.

Roland hocha la tête, nullement surpris.

— Ton frère te rend souvent visite, n’est-ce pas, Eddie ?

Eddie le regarda sans rien dire pendant un long moment, le bout de bois toujours enveloppé dans son carré de peau. Puis il sourit. Son sourire n’était pas beau à voir.

— Moins souvent que dans le temps, Roland. Grâce en soit rendue à Dieu.

— Oui, dit Roland. Les voix du passé sont un lourd fardeau pour le cœur… Qu’est-ce que c’est, Eddie ? Montre-le-moi, s’il te plaît.

Eddie tendit le bâton de frêne. La clé, presque achevée, en jaillissait comme la tête d’une figure de proue sur un voilier… ou comme le pommeau d’une épée dans le roc. Eddie ne savait pas dans quelle mesure il avait reproduit la forme qu’il avait entraperçue dans le feu (et il ne le saurait pas tant qu’il n’aurait pas trouvé la serrure où glisser cette clé, supposait-il), mais il croyait y être presque parvenu. Et il était sûr d’une chose : jamais il n’avait aussi bien taillé un bout de bois. Jamais.

— Par les dieux, Eddie, elle est superbe ! (Toute apathie avait disparu de la voix de Roland ; elle exprimait une révérence empreinte de surprise qui était toute neuve aux oreilles d’Eddie.) Est-ce qu’elle est finie ? Non, elle n’est pas finie, n’est-ce pas ?

— Non… pas tout à fait. (Eddie caressa du doigt la troisième encoche, puis le petit machin en forme de s au bout.) Je dois encore travailler cette encoche et la courbe de l’extrémité n’est pas encore parfaite. Je ne sais pas comment je le sais, mais je le sais.

— C’est ton secret.

Ce n’était pas une question.

— Oui. Si seulement je savais ce qu’il signifie.

Roland tourna la tête. Eddie suivit son regard et aperçut Susannah. Il se sentit soulagé de constater que Roland l’avait entendue avant lui.

— Qu’est-ce que vous faites debout si tard, les gars ? Vous taillez une bavette ? (Elle vit la clé qu’Eddie tenait dans sa main et hocha la tête.) Je me demandais quand tu te déciderais à nous montrer ce truc. C’est très beau, tu sais. Je ne sais pas à quoi ça sert, mais c’est très beau.

— Tu ignores quelle porte cette clé pourrait ouvrir ? demanda Roland. Cela ne faisait pas partie de ton khef ?

— Non… mais peut-être qu’elle va servir à quelque chose, même si elle n’est pas encore finie. (Il tendit la clé à Roland.) Je veux que ce soit toi qui la gardes.

Roland ne fit pas un geste pour la prendre. Il examina attentivement Eddie.

— Pourquoi ?

— Parce que… eh bien… parce que je crois que quelqu’un m’a dit que tu devais la garder.

— Qui donc ?

Ton gamin, pensa soudain Eddie, et il sut tout aussi soudainement que c’était la vérité. C’était ton foutu gamin.

Mais il ne voulait pas le lui dire. Il ne voulait pas prononcer le nom du gamin. Cela risquait de faire perdre la boule à Roland.

— Je ne sais pas. Mais je pense que tu devrais tenter le coup.

Roland tendit lentement la main. Lorsque ses doigts touchèrent la clé, Eddie crut la voir s’illuminer sur toute sa longueur, mais cela fut si rapide qu’il ne put se fier à ses yeux. Ce n’était peut-être que la lueur des étoiles.

La main de Roland se referma sur l’ébauche de clé. L’espace d’un instant, son visage demeura inexpressif. Puis son front se plissa et il inclina la tête, comme à l’écoute de quelque chose.

— Qu’y a-t-il ? demanda Susannah. Est-ce que tu entends…

— Chut !

Sur le visage de Roland, l’étonnement laissait lentement la place à l’émerveillement. Il regarda Eddie, puis Susannah, puis de nouveau Eddie. Ses yeux s’emplissaient d’une profonde émotion, telle une cruche plongée dans un frais ruisseau.

— Roland ? demanda Eddie, mal à l’aise. Est-ce que ça va ?

Roland murmura quelques mots qu’Eddie ne put distinguer.

Susannah paraissait terrifiée. Elle jeta à Eddie un regard frénétique, comme pour lui demander : Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Eddie prit sa main dans les siennes.

— Tout va bien, dit-il.

La main de Roland serrait le bout de bois avec tant de force qu’Eddie crut qu’il allait le casser en deux, mais le bois était solide et il l’avait à peine entaillé. La gorge de Roland se convulsa ; sa pomme d’Adam monta et descendit, traduisant les efforts qu’il faisait pour parler. Et soudain, il se dressa face au ciel et s’exclama d’une voix claironnante :

— DISPARU ! LES VOIX ONT DISPARU !

Il se retourna vers ses deux compagnons et Eddie vit une chose qu’il n’aurait jamais cru voir de son vivant – même s’il avait dû vivre un millier d’années.

Roland de Gilead pleurait.

 

 

2

 

Cette nuit-là, le Pistolero dormit d’un sommeil sans rêves pour la première fois depuis des mois, et il dormit en serrant dans sa main la clé inachevée.

 

 

3

 

Dans un autre monde, mais sous l’ombre du même ka-tet, Jake Chambers faisait le rêve le plus réaliste de sa vie.

Il marchait à travers les ruines enchevêtrées d’une antique forêt – une zone morte faite d’arbres abattus et de buissons épineux qui lui griffaient les chevilles et tentaient de lui arracher ses tennis. Il arriva devant une petite haie de jeunes arbres (des aulnes, pensa-t-il, ou peut-être des hêtres – c’était un citadin et il n’y connaissait pas grand-chose aux arbres, il savait seulement que certains avaient des feuilles et d’autres des aiguilles) et découvrit un sentier. Il s’y avança en pressant le pas. Un peu plus loin se trouvait une sorte de clairière.

Il fit halte avant d’y arriver lorsqu’il aperçut sur sa droite une sorte de borne. Il sortit du sentier pour l’examiner. Il y avait des lettres gravées dans la pierre, mais elles étaient si érodées qu’il ne put les déchiffrer. Finalement, il ferma les yeux (jamais il n’avait agi de la sorte dans un rêve) et les caressa du bout des doigts, comme un aveugle déchiffrant un message en braille. Les lettres se dessinèrent sur l’écran noir de ses paupières, composant une phrase qui lui apparut auréolée d’une lueur bleue.

VOYAGEUR, ICI COMMENCE L’ENTRE-DEUX-MONDES.

Endormi dans son lit, Jake ramena ses genoux contre sa poitrine. La main qui tenait la clé était glissée sous l’oreiller et ses doigts raffermirent leur étreinte sur le métal.

L’Entre-Deux-Mondes, pensa-t-il. Évidemment. Saint Louis, Topeka, le pays d’Oz, le parc d’attractions et Charlie le Tchou-tchou.

Il ouvrit les yeux dans son rêve et continua sa route. Le sol de la clairière était de vieil asphalte craquelé. Un cercle jaune pâle était peint en son milieu. Jake se rendit compte que c’était un terrain de basket-ball avant même d’avoir aperçu le jeune garçon qui se tenait à l’autre bout, sur la ligne des coups francs, et lançait dans le panier un vieux ballon Wilson. Le ballon entrait dans le panier sans coup férir à chaque lancer. Le panier sans filet était suspendu à un édifice qui ressemblait à une bouche de métro fermée pour la nuit. Sa porte close était zébrée de rayures jaunes et noires. De derrière elle – ou d’en dessous – émanait la vibration régulière d’une puissante machine. Pour une raison indéterminée, ce bruit semblait troublant. Terrifiant.

Ne marche pas sur les robots, dit le jeune basketteur sans se retourner. Je crois qu’ils sont tous morts, mais à ta place, je ne prendrais pas de risques.

Jake regarda autour de lui et vit plusieurs bestioles mécaniques gisant sur le sol. L’une d’elles ressemblait à un rat, une autre à une chauve-souris. Tout près de ses pieds se trouvait un serpent mécanique coupé en deux.

Est-ce que tu es MOI ? demanda Jake en faisant un pas vers le joueur de basket, mais il sut tout de suite qu’il se trompait. L’autre était plus grand que lui et devait avoir au moins treize ans. Ses cheveux étaient plus sombres et, lorsqu’il se retourna, Jake vit qu’il avait les yeux noisette. Les siens étaient bleus.

À ton avis ? demanda l’inconnu en lui lançant le ballon.

Non, bien sûr que non, dit Jake. Il semblait quémander une excuse. Mais ça fait environ trois semaines que je suis coupé en deux. Il fit rebondir la balle et la lança. Elle décrivit une superbe parabole et retomba en silence dans le panier. Il était ravi… mais il avait également un peu peur de ce que le jeune inconnu allait lui dire.

Je sais, dit le garçon. Ça n’a pas été rose pour toi, pas vrai ? Il portait un short aux couleurs passées et un T-shirt jaune proclamant : IL SE PASSE TOUJOURS QUELQUE CHOSE DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES. Il avait noué un bandana vert autour de son crâne pour empêcher ses cheveux de retomber sur ses yeux. Et ça ne va pas s’arranger de sitôt, crois-moi.

Quel est cet endroit ? demanda Jake. Et qui es-tu ?

C’est le Portail de l’Ours… mais c’est aussi Brooklyn.

Cela semblait absurde, et pourtant c’était sensé. C’est toujours comme ça que ça se passe dans les rêves, se dit Jake, mais cela ne ressemblait pas vraiment à un rêve.

Quant à moi, je n’ai pas un rôle important dans cette histoire, reprit le jeune garçon. Le ballon passa par-dessus son épaule, s’éleva dans les airs et retomba en plein dans le panier. Je dois te guider, c’est tout. Je dois te conduire là où tu dois aller et te montrer ce que tu dois voir, mais tu devras être prudent parce que je ne te reconnaîtrai pas. Et Henry n’aime pas les inconnus, ils le rendent nerveux. Quand il est nerveux, il devient parfois méchant, et il est plus grand que toi.

Qui est Henry ? demanda Jake.

Aucune importance. Ne te fais pas remarquer, c’est tout. Tu n’auras qu’à glander dans le coin… puis nous suivre. Et quand on sera partis…

L’adolescent se tourna vers Jake. La pitié et la peur se lisaient dans ses yeux. Jake s’aperçut soudain que son interlocuteur commençait à disparaître – il apercevait les zébrures jaunes et noires de la boîte à travers son T-shirt jaune.

Comment te retrouverai-je ? Jake était terrifié à l’idée que le jeune garçon puisse s’évanouir avant de lui avoir dit tout ce qu’il avait besoin d’entendre.

Pas de problème. La voix de l’adolescent avait pris une résonance bizarre. Prends le métro jusqu’à Co-op City. Tu me retrouveras.

Je n’y arriverai jamais ! s’exclama Jake. Co-op City est gigantesque ! Il y a bien cent mille personnes dans ce quartier !

L’adolescent n’était plus qu’une silhouette aux teintes laiteuses. Seuls ses yeux noisette étaient encore là, ainsi que le sourire du chat de Chester dans Alice. Ils regardaient Jake avec anxiété et compassion. Pas de problème, j’te dis. Tu as trouvé la clé et la rose, pas vrai ? Tu me trouveras de la même façon. Cet après-midi, Jake. Vers 3 heures, ça devrait aller. Tu devras être prudent, et tu devras être rapide. Il marqua une pause, spectre aux pieds transparents près desquels était posé un vieux ballon de basket. Il faut que j’y aille maintenant… mais ça m’a fait plaisir de te voir. T’as l’air d’un gamin sympa et ça ne m’étonne pas qu’il t’aime tant. Mais il y a du danger. Sois prudent… et sois rapide.

Attends ! hurla Jake, et il se mit à courir vers le garçon qui disparaissait. Son pied buta sur un robot fracassé qui ressemblait à un tracteur jouet. Il trébucha et tomba sur les genoux, déchirant son pantalon. Il ignora la morsure de la douleur. Attends ! Tu dois me dire ce que tout ça signifie ! Tu dois me dire pourquoi c’est à moi que ça arrive !

C’est à cause du Rayon, dit le garçon, qui était réduit à une paire d’yeux flottant dans l’air, et à cause de la Tour. En fin de compte, toutes choses servent la Tour, même le Rayon. Tu croyais que ce n’était pas ton cas ?

Jake agita les bras et se releva avec maladresse. Est-ce que je vais le retrouver ? Est-ce que je vais retrouver le Pistolero ?

Je ne sais pas, répondit le garçon. Sa voix semblait venir d’un point situé à un million de kilomètres de là. Je sais seulement que tu dois essayer. Et que tu n’as pas le choix.

L’adolescent avait disparu. Le terrain de basket était vide. On n’entendait que le léger bourdonnement des machines, un bruit que Jake n’aimait guère. Il y avait quelque chose qui clochait dans ce bruit, et il se dit que ce qui affectait les machines devait affecter la rose, ou vice versa. Tout était lié.

Il ramassa le vieux ballon et le lança. Il retomba en plein dans le panier… et disparut.

Un fleuve, soupira la voix de l’adolescent. On aurait dit une légère brise. Elle venait de partout et de nulle part. La réponse est un fleuve.

 

 

4

 

Jake se réveilla aux premières lueurs d’une aube laiteuse, les yeux fixés sur le plafond de sa chambre. Il pensait au type qu’il avait rencontré au Restaurant Spirituel de Manhattan – Aaron Deepneau, qui glandait autour de Bleecker Street avant que Bob Dylan ait appris à accorder sa guitare. Aaron Deepneau lui avait posé une devinette.

 

Qui va son cours, mais ne marche point

Qui a une bouche, mais ne dit rien.

Qui a un lit, mais n’y dort point,

Qui a des bras, mais pas de mains ?

 

Il connaissait la solution à présent. Un fleuve suit son cours ; un fleuve a une bouche ; un fleuve a un lit ; un fleuve a des bras. C’était le garçon qui lui avait donné la réponse. Le garçon de son rêve.

Soudain, il pensa à ce que Deepneau lui avait dit : Ce n’est que la moitié de la réponse. L’énigme de Samson est à double détente, mon ami.

Jake jeta un coup d’œil à son réveil et vit qu’il était six heures vingt. Il avait intérêt à s’activer s’il voulait être parti avant le réveil de ses parents. Pas d’école pour lui aujourd’hui ; en ce qui le concernait, l’école était finie pour toujours.

Il rejeta drap et couvertures, se leva d’un bond et vit que ses deux genoux portaient des éraflures. Des éraflures toutes fraîches. La veille, il s’était égratigné le flanc en tombant sur les briques et il s’était cogné la tête quand il s’était évanoui près de la rose, mais il ne s’était pas fait mal aux genoux.

— C’est arrivé dans le rêve, murmura Jake, constatant qu’il n’était nullement surpris.

Il se hâta de s’habiller.

 

 

5

 

Au fond de son placard, derrière une pile de baskets sans lacets et un tas de numéros de Spiderman, il trouva le petit sac à dos qu’il portait du temps de l’école primaire. Aucun des élèves de Piper n’aurait accepté de porter un tel accessoire – comme c’est vulgaire, mon cher –, et lorsque Jake s’en empara, il ressentit une violente bouffée de nostalgie pour ce bon vieux temps où la vie semblait si simple.

Il y fourra une chemise propre, un jean propre, quelques chaussettes et sous-vêtements, Charlie le Tchou-tchou et Tradéri-déra, Devine-moi ! Avant de fouiller dans le placard, il avait posé la clé sur son bureau et les voix étaient aussitôt revenues, mais elles étaient lointaines et presque inaudibles. En outre, il était sûr de les faire disparaître en touchant la clé et cela le rassurait.

Bien, pensa-t-il en considérant le sac à dos. Même compte tenu des deux bouquins, il y avait encore plein de place. Quoi d’autre ?

L’espace de quelques instants, il pensa qu’il avait tout ce qu’il lui fallait… puis il sut qu’il lui manquait quelque chose.

 

 

6

 

Le bureau de son père sentait la cigarette et l’ambition.

La pièce était dominée par un immense secrétaire en teck. Au fond, encastrés dans un mur couvert de livres, se trouvaient trois téléviseurs Mitsubishi. Chacun d’eux était branché sur une chaîne rivale, et le soir, dès que son père arrivait à la maison, chacun d’eux diffusait un flot d’images muettes à l’heure du prime time.

Les rideaux étaient tirés et Jake dut allumer la lampe de bureau pour y voir quelque chose. La seule idée de se trouver dans cette pièce le rendait nerveux. Si son père se réveillait et se pointait ici (et c’était du domaine du possible ; quelle que soit l’heure où il se couchait, quel que soit son degré d’ébriété, Elmer Chambers avait le sommeil léger et se levait avec les poules), il piquerait une crise. Dans le meilleur des cas, cela risquait de retarder le départ de Jake. Plus tôt il serait parti, mieux il se sentirait.

Le secrétaire était fermé à clé mais son père n’avait jamais fait mystère de l’endroit où il cachait ladite clé. Jake glissa les doigts sous le buvard et l’attrapa. Il ouvrit le troisième tiroir, écarta les classeurs verticaux et toucha une surface de métal froid.

Une planche grinça dans le couloir et Jake se figea. Plusieurs secondes s’écoulèrent. N’entendant aucun nouveau bruit, Jake s’empara de l’arme que son père conservait dans des buts de « défense domestique » – un pistolet automatique Ruger calibre 44. Il l’avait fièrement montré à son fils le jour de son achat, deux ans auparavant, sourd aux protestations de sa femme qui l’implorait de le ranger avant de blesser quelqu’un.

Jake trouva le bouton qui éjectait le magasin. Celui-ci tomba au creux de sa main avec un bruit métallique – snak ! – qui lui sembla résonner dans tout l’appartement. Il jeta un regard inquiet vers la porte, puis se tourna vers le magasin pour l’examiner. Il était chargé. Jake fit mine de le remettre en place, puis se ravisa. Garder un pistolet chargé dans un tiroir était une chose ; se balader dans New York avec un pistolet chargé en était une autre.

Il rangea l’automatique au fond de son sac, puis plongea de nouveau la main derrière les classeurs. Cette fois-ci, il sortit du tiroir une boîte de cartouches à moitié pleine. Il se rappela que son père était allé s’entraîner au tir à la cible dans un stand de la Ire Avenue avant de perdre tout intérêt pour cette activité.

La planche grinça une nouvelle fois. Jake avait hâte de partir.

Il prit la chemise dans son sac à dos, l’étala sur le secrétaire et l’enroula autour du magasin et de la boîte de cartouches. Puis il la remit dans le sac, dont il boucla soigneusement les sangles. Il allait quitter la pièce lorsque son regard se posa sur le bloc de papier à lettres placé près des casiers à courrier de son père. Les lunettes Ray Ban que ce dernier aimait à porter étaient posées dessus. Il prit une feuille, réfléchit quelques instants, s’empara des lunettes et les glissa dans sa poche de poitrine. Puis il attrapa le stylo en or de son père et écrivit : Cher papa, chère maman.

Il s’interrompit et fronça les sourcils. Que rajouter ? Qu’avait-il exactement à leur dire ? Qu’il les aimait ? C’était exact, mais ce n’était pas suffisant – il existait quantité de vérités déplaisantes plantées dans celle-ci, comme des aiguilles d’acier fichées dans une pelote de laine. Qu’ils lui manqueraient ? Il ne savait pas si c’était vrai ou non, ce qui était plutôt horrible. Qu’il espérait que lui leur manquerait ?

Il prit soudain conscience du problème. S’il avait eu seulement l’intention de partir pour la journée, il aurait été capable de leur laisser un message quelconque. Mais il était presque certain que son absence ne durerait pas seulement une journée, ni une semaine, ni un mois, ni une saison. Il était certain que lorsqu’il quitterait cet appartement, ce serait pour de bon.

Il faillit déchirer la feuille de papier, puis changea d’avis. Prenez soin de vous. Je vous aime, Jake, écrivit-il. C’était plutôt maigre, mais c’était au moins quelque chose.

Bien, se dit-il. Maintenant, vas-tu te décider à ficher le camp avant qu’il ne soit trop tard ?

Il sortit.

Il régnait dans l’appartement un calme presque mortel. Jake traversa la salle de séjour sur la pointe des pieds, n’entendant aucun bruit excepté le souffle de ses parents : les petits ronflements étouffés de sa mère, la respiration de son père, plus nasale et ponctuée de légers sifflements. Le réfrigérateur se mit à bourdonner lorsqu’il arriva dans l’entrée et il se figea quelques instants, le cœur battant la chamade. Puis il se retrouva devant la porte. Il l’ouvrit en faisant le moins de bruit possible, sortit et la referma doucement derrière lui.

Il se sentit le cœur plus léger lorsqu’il entendit le cliquetis de la serrure et une profonde sensation d’expectative s’empara de lui. Il ne savait pas ce qui l’attendait et il avait des raisons de croire que le danger croiserait sa route, mais il avait onze ans – il était trop jeune pour refouler le plaisir qui l’emplissait. Il allait fouler une autoroute fabuleuse, une autoroute occulte qui le conduirait dans une terre inconnue. Des secrets allaient lui être révélés s’il se montrait malin… et s’il avait de la chance. Il quitta sa maison à l’aube pour s’engager dans une grande aventure.

Si je suis courageux, si je suis sincère, je verrai la rose, pensa-t-il en appuyant sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Je le sais… et je sais aussi que je le verrai.

Cette idée l’emplit d’une impatience si bouleversante qu’elle tenait presque de l’extase.

Trois minutes plus tard, il émergeait de l’ombre de la marquise qui ornait l’entrée de l’immeuble où il avait passé toute sa vie. Il s’accorda une pause, puis tourna à gauche. Cette décision ne devait rien au hasard, et il le savait. Il se dirigeait vers le sud-est, suivant le Sentier du Rayon, reprenant sa quête de la Tour Sombre après l’avoir interrompue.

 

 

7

 

Deux jours après qu’Eddie eut donné à Roland sa clé inachevée, les trois voyageurs – épuisés, en sueur et un peu déboussolés – émergèrent d’un fouillis de broussailles et d’arbustes particulièrement inextricable pour découvrir deux étroits sentiers parallèles courant sous les branches de deux rangées d’arbres antiques. Au bout de quelques secondes d’examen, Eddie conclut qu’il ne s’agissait pas de sentiers mais des vestiges d’une route depuis longtemps inutilisée. Buissons et arbustes poussaient en son milieu comme des bouquets en désordre. Les dépressions creusées de part et d’autre étaient tout simplement des ornières, et elles étaient assez larges pour laisser passer sans encombre le fauteuil roulant de Susannah.

— Alléluia ! s’exclama-t-il. Ça s’arrose !

Roland hocha la tête et dégagea l’outre gonflée d’eau qui lui ceignait la taille. Il la passa d’abord à Susannah, qui était perchée sur son harnais dorsal. La clé d’Eddie, attachée à une lanière de cuir pendue au cou de Roland, bougeait à chacun de ses mouvements. Susannah but une longue gorgée d’eau et tendit l’outre à Eddie. Il but à son tour puis entreprit de déplier le fauteuil. Il en était venu à détester cet accessoire lourd et encombrant ; on aurait dit une ancre de fer qui les retardait en permanence. Il était toujours en bon état, ne souffrant que de quelques rayons cassés. Eddie pensait certains jours que cette saleté les enterrerait tous. Et voilà qu’elle allait de nouveau se rendre utile… du moins pour un temps.

Eddie aida Susannah à descendre de son perchoir et l’installa sur le fauteuil. Elle plaqua ses mains sur ses reins, s’étira et grimaça de plaisir. Eddie et Roland entendirent craquer sa colonne vertébrale.

Un peu plus loin, un animal assez gros qui ressemblait au croisement d’une marmotte et d’un raton laveur émergea des broussailles. Il les regarda de ses grands yeux aux iris dorés, plissa son long museau moustachu comme pour dire : Peuh ! Aucun intérêt ! puis traversa la route d’un pas nonchalant et disparut. Eddie eut le temps de remarquer sa queue – longue et souple, elle ressemblait à un tire-bouchon velu.

— Qu’est-ce que c’était, Roland ?

— Un bafou-bafouilleux.

— Ça se mange ?

Roland secoua la tête.

— Trop coriace. Trop amer. Je préférerais manger du chien.

— Tu as déjà fait ça ? demanda Susannah. Manger du chien, je veux dire.

Roland hocha la tête sans donner d’autre précision. Eddie repensa au dialogue d’un vieux film de Paul Newman : Eh oui, madame – j’ai mangé du chien et j’ai eu une vie de chien.

Les oiseaux gazouillaient dans les arbres. Une douce brise soufflait sur la route. Eddie et Susannah la laissèrent caresser leur visage, puis se regardèrent et échangèrent un sourire. Eddie fut de nouveau frappé de gratitude à son égard – c’était terrifiant d’aimer quelqu’un, mais c’était aussi fort agréable.

— Qui a tracé cette route ? demanda-t-il.

— Des gens qui ont disparu depuis longtemps, répondit Roland.

— Les mêmes qui avaient fabriqué les poteries qu’on a trouvées ? demanda Susannah.

— Non. Cette route était fréquentée par les diligences, j’imagine, et si elle est encore là après tant d’années de négligence, ce devait être une grande route… peut-être même la Grand-Route. Si nous creusions un peu, nous trouverions sans doute du gravier et peut-être même des canalisations. Tant qu’on s’est arrêtés, mangeons donc un morceau.

— Manger ! s’exclama Eddie. Garçon ! Un poulet à la florentine ! Des crevettes à la polynésienne ! Un sauté de veau aux champignons et un…

Susannah lui donna un coup de coude.

— Laisse tomber, fromage blanc.

— Ce n’est pas ma faute si j’ai une imagination fertile, dit Eddie sans se démonter.

Roland laissa tomber sa bourse de ses épaules, s’accroupit et commença à préparer un déjeuner composé de tranches de viande séchée enveloppées de feuilles couleur olive. Eddie et Susannah avaient découvert que ces feuilles avaient un goût rappelant celui des épinards, en plus fort.

Eddie poussa Susannah vers Roland, qui tendit à la jeune femme ce qu’Eddie avait baptisé des « burritos à la pistolero ». Elle commença à manger.

Lorsque Eddie se retourna, Roland lui tendait trois tranches de viande… et autre chose. C’était le bâton de frêne où poussait la clé. Roland avait dénoué sa lanière, dont les deux bouts pendaient sur son torse.

— Hé, tu en as encore besoin, pas vrai ? demanda Eddie.

— Les voix reviennent quand je l’enlève, mais elles sont très lointaines, dit Roland. J’arrive à les supporter. En fait, je les entends même quand je porte la clé – comme si j’entendais deux hommes parlant à voix basse de l’autre côté d’une colline. Je pense que c’est parce que la clé est inachevée. Tu as cessé de travailler dessus depuis que tu me l’as confiée.

— Eh bien… tu la portais et je ne voulais pas…

Roland resta muet, mais ses yeux d’un bleu délavé contemplaient Eddie de leur air le plus professoral.

— D’accord, dit Eddie. J’ai peur de me planter. Tu es content ?

— Ton frère devait penser que tu te plantais tout le temps… pas vrai ? demanda Susannah.

— Susannah Dean, psychologue diplômée. Tu as raté ta vocation, ma chérie.

Susannah ne s’offusqua pas de cette saillie. Elle cala l’outre sur son coude, la souleva et but à la régalade comme une paysanne du Sud.

— Mais c’est vrai, n’est-ce pas ?

Eddie, qui venait de se rappeler qu’il n’avait pas non plus fini la fronde – du moins pas encore –, se contenta de hausser les épaules.

— Tu dois la finir, dit posément Roland. Je pense que l’heure approche où tu devras t’en servir.

Eddie fit mine de parler, puis ferma la bouche. C’était facile à dire, tout ça, mais aucun d’eux ne comprenait vraiment son problème. Son problème était le suivant : il ne pourrait pas s’estimer satisfait d’un taux de réussite de 70 %, de 80 %, ou de 98,5 %. Pas cette fois-ci. Et s’il se plantait, il ne pourrait pas se contenter de jeter le bout de bois et d’en chercher un autre. D’ailleurs, il n’avait pas vu un seul frêne depuis qu’il avait trouvé cette branche aux formes séduisantes. Mais ce qui le perturbait pouvait se résumer en termes très simples : c’était tout ou rien. S’il se plantait ne fût-ce que d’un iota, la clé ne tournerait pas quand ils auraient besoin qu’elle tourne. Et ce petit machin en forme de 5 le rendait de plus en plus nerveux. Ça avait l’air tout simple, mais impossible de le tailler à la perfection…

La clé ne fonctionnera pas dans son état présent ; tu sais au moins cela, se dit-il.

Il soupira en l’examinant. Oui, il savait au moins cela. Il fallait bien qu’il tente de la finir. Sa peur de l’échec lui rendrait la tâche plus difficile, mais il devait quand même essayer. Peut-être même qu’il pouvait réussir. Il avait réussi pas mal de choses depuis que Roland était entré dans son esprit à bord d’un avion de la Delta à destination de l’aéroport Kennedy. Le fait qu’il fût vivant et sain d’esprit était déjà une réussite.

Eddie rendit la clé à Roland.

— Garde-la pour l’instant, dit-il. Je me remettrai au travail quand on fera halte ce soir.

— Promis ?

— Ouais.

Roland hocha la tête, prit la clé et l’attacha de nouveau à la lanière qu’il portait autour du cou. Il avait des gestes lents, mais Eddie remarqua quand même avec quelle dextérité il utilisait les doigts de sa main mutilée. Décidément, cet homme s’adaptait à tout.

— Il va se passer quelque chose, n’est-ce pas ? demanda soudain Susannah.

Eddie leva les yeux vers elle.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Je dors auprès de toi. Eddie, et je sais que tu rêves désormais chaque nuit. Et il t’arrive parfois de parler. Tes rêves ne ressemblent pas exactement à des cauchemars, mais il est clair qu’il se passe quelque chose dans ta tête.

— Oui. Il se passe quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.

— Les rêves sont choses puissantes, remarqua Roland. Tu n’as aucun souvenir de ceux que tu fais ?

Eddie hésita.

— Quelques-uns, mais ils sont très confus. Je suis de nouveau un gamin, ça c’est sûr. Ça se passe après l’école. Henry et moi, on joue au basket dans le vieux terrain de Markey Avenue, là où se trouve maintenant le tribunal pour mineurs. Je veux qu’Henry m’emmène voir un endroit situé dans Dutch Hill. Une vieille maison. Les gosses du coin l’appelaient le Manoir et prétendaient qu’elle était hantée. Peut-être bien que c’était vrai. Je me souviens qu’elle était plutôt du genre sinistre. Très sinistre.

Eddie secoua la tête, captivé par ses souvenirs.

— Ça faisait des années que j’avais oublié cette vieille baraque, et j’y ai repensé quand on était dans la clairière de l’ours, quand j’ai posé la tête contre cette boîte bizarre. Je ne sais pas… c’est peut-être à cause de ça que je fais ces rêves.

— Mais tu ne le crois pas, dit Susannah.

— Non. Je crois que ce qui est en train de m’arriver est beaucoup plus compliqué qu’une simple histoire de souvenirs d’enfance.

— Est-ce que vous êtes allés voir cette maison, ton frère et toi ? demanda Roland.

— Ouais… j’ai réussi à le convaincre.

— Et il vous est arrivé quelque chose ?

— Non. Mais c’était terrifiant. On est restés sur le trottoir et on a regardé la maison pendant un certain temps, puis Henry s’est mis à me taquiner – il m’a dit qu’il allait m’obliger à entrer là-dedans pour que je lui rapporte un souvenir –, mais je savais qu’il ne parlait pas sérieusement. Il était aussi terrifié que moi.

— Et c’est tout ? demanda Susannah. Tu rêves seulement que tu retournes là-bas ? Devant le Manoir ?

— Il y a autre chose. Quelqu’un arrive… et reste dans les parages. Je le remarque dans mon rêve, mais à peine… comme du coin de l’œil, tu vois ? Mais je sais aussi qu’on est censés faire semblant de ne pas se connaître.

— Y avait-il vraiment quelqu’un ce jour-là ? demanda Roland. (Il regardait Eddie avec une attention extrême.) Ou est-ce seulement un personnage du rêve ?

— C’était il y a longtemps. Je devais avoir treize ans à peine. Comment pourrais-je me souvenir avec certitude d’un détail de ce genre ?

Roland le regarda sans rien dire.

— D’accord, dit finalement Eddie. Ouais. Je crois qu’il était là ce jour-là. Un gamin qui portait un sac de sport ou un sac à dos, je ne me rappelle plus exactement. Et des lunettes de soleil trop grandes pour lui. Des lunettes à verres réfléchissants.

— Qui était-ce ? demanda Roland.

Eddie resta silencieux un long moment. Il tenait dans la main le dernier de ses burritos à la pistolero, mais il avait perdu l’appétit.

— Je pense que c’est le gamin que tu as rencontré au relais, dit-il finalement. Je pense que ton vieil ami Jake était dans les parages, qu’il nous surveillait, Henry et moi, le jour où on est allés à Dutch Hill. Je pense qu’il nous a suivis. Parce qu’il entend les voix tout comme toi, Roland. Et parce qu’il partage mes rêves comme je partage les siens. Je pense que mes souvenirs correspondent à ce qui est en train de se passer pour Jake dans son quand. Le gamin essaie de revenir ici. Et si la clé n’est pas terminée lorsqu’il tentera de passer de l’autre côté – ou si elle est mal faite –, il va probablement mourir.

— Peut-être qu’il a sa propre clé, dit Roland. Est-ce possible ?

— Ouais, je le crois, dit Eddie, mais ça ne suffira pas. (Il soupira et enfouit le dernier burrito dans sa poche, le gardant pour plus tard.) Et je ne pense pas qu’il le sache.

 

 

8

 

Ils reprirent leur route, Roland et Eddie se relayant pour pousser le fauteuil roulant. Ils choisirent l’ornière de gauche. Le terrain était relativement accidenté et les deux hommes étaient parfois obligés de porter le fauteuil lorsque jaillissaient du sol des cailloux blancs pareils à des dents émoussées. Ils avançaient cependant plus vite que durant la semaine précédente. Ils gagnaient régulièrement de l’altitude et, quand il regardait par-dessus son épaule, Eddie voyait la forêt se déployer en paliers successifs. Il aperçut une cascade se déversant sur une falaise au nord-ouest. C’était le lieu qu’ils avaient baptisé « le stand de tir », constata-t-il avec étonnement. La clairière était désormais presque invisible, perdue dans la brume de cet après-midi de rêve.

— Halte-là, mon gars ! s’exclama Susannah.

Eddie se retourna juste à temps pour éviter la collision avec Roland. Le Pistolero s’était arrêté pour examiner les fourrés sur le bas-côté.

— Si tu continues comme ça, je vais te retirer ton permis, taquina Susannah.

Eddie l’ignora. Il suivit le regard de Roland.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Il n’y a qu’une façon de le savoir. (Roland se retourna, souleva Susannah et la cala sur sa hanche.) Allons jeter un coup d’œil.

— Pose-moi par terre, mon grand – je peux me débrouiller toute seule. Et mieux que vous deux, d’ailleurs.

Pendant que Roland la déposait doucement sur l’ornière herbue, Eddie scruta les broussailles. La lumière du crépuscule projetait sur le sol des ombres entrecroisées, mais il crut distinguer ce qui avait attiré l’attention de Roland. Une haute pierre grise presque entièrement dissimulée par le lierre.

Susannah rampa vers le bas-côté, aussi vive qu’un serpent. Roland et Eddie la suivirent.

— C’est une borne, n’est-ce pas ?

Susannah, dressée sur ses bras, examinait le rocher rectangulaire. Jadis érigé à la verticale, il penchait nettement sur la droite, comme une pierre tombale dans un vieux cimetière.

— Oui. Passe-moi mon couteau, Eddie.

Eddie s’exécuta, puis s’accroupit près de Susannah pendant que le Pistolero taillait dans le lierre. Petit à petit, il distingua des lettres gravées dans la pierre, et il déchiffra leur message avant même que Roland eût achevé de dégager l’inscription :

VOYAGEUR, ICI COMMENCE L’ENTRE-DEUX-MONDES.

 

 

9

 

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda finalement Susannah.

Sa voix exprimait l’émerveillement ; elle ne cessait d’examiner la borne de pierre grise.

— Cela veut dire que nous arrivons à la fin de la première étape. (Le visage de Roland était pensif et solennel lorsqu’il rendit son couteau à Eddie.) Je pense que nous ne quitterons plus cette vieille route, désormais – ou plutôt, c’est elle qui ne nous quittera plus. Elle suit le Sentier du Rayon. La forêt va bientôt s’achever. Je m’attends à un grand changement.

— Qu’est-ce que l’Entre-Deux-Mondes ? demanda Eddie.

— Un des grands royaumes qui dominaient la terre durant l’époque qui a précédé celle-ci. Un royaume d’espoir, de savoir et de lumière – le genre de choses que nous avons essayé de préserver dans mon pays avant que les ténèbres n’aient triomphé de nous. Un jour, si nous en avons le temps, je vous raconterai toutes les vieilles histoires… du moins celles que je connais. Elles forment une grande tapisserie, très belle mais très triste.

« Selon les vieux contes, il y avait jadis une grande ville à la lisière de l’Entre-Deux-Mondes – peut-être était-elle aussi grande que votre New York. Elle est sûrement en ruine aujourd’hui, si elle existe encore. Mais nous risquons d’y trouver des gens… ou des monstres… ou les deux. Il faudra être sur nos gardes.

Il tendit sa main mutilée et caressa l’inscription du bout des doigts.

— L’Entre-Deux-Mondes, dit-il à voix basse. Qui aurait cru que…

Il laissa sa phrase inachevée.

— Enfin, on ne peut rien y faire, n’est-ce pas ? demanda Eddie.

Le Pistolero secoua la tête.

— Non, rien.

— Le ka, dit soudain Susannah, et les deux autres la regardèrent sans rien dire.

 

 

10

 

La nuit ne tomberait que dans deux heures, aussi se remirent-ils en marche. La route se dirigeait toujours vers le sud-est, suivant le Sentier du Rayon, et elle fut bientôt rejointe par deux autres routes plus petites mais également mal entretenues. Au second croisement se trouvaient les ruines envahies par la végétation d’un bâtiment qui avait dû être un immense mur rocheux. Une douzaine de bafou-bafouilleux prenaient le soleil parmi les gravats, et ils suivirent les pèlerins de leurs yeux aux iris dorés. Eddie les compara mentalement à un jury prêt à voter la mort par pendaison.

La route était de plus en plus large et de mieux en mieux définie. Ils aperçurent à deux reprises des bâtiments depuis longtemps désaffectés. Le second, se dit Roland, était sans doute un moulin à vent. Susannah lui trouva des airs de maison hantée.

— Cela ne me surprendrait guère, répliqua le Pistolero.

Ce commentaire émis d’un ton posé donna des frissons à ses compagnons.

Lorsque le crépuscule les obligea à faire halte, les arbres se faisaient plus rares et la douce brise qui les avait accompagnés était devenue un vent tiède. Ils n’avaient cessé de gagner de l’altitude durant la journée.

— Nous arriverons au sommet de la crête dans un jour ou deux, dit Roland. À ce moment-là, nous verrons.

— Nous verrons quoi ? demanda Susannah, mais Roland se contenta de hausser les épaules.

Ce soir-là, Eddie se remit à tailler le bois, mais sans se sentir réellement inspiré. L’assurance et la joie qui avaient été siennes lorsque la clé avait pris forme l’avaient déserté. Ses doigts lui paraissaient stupides et gauches. Pour la première fois depuis plusieurs mois, il eut envie d’une petite dose d’héroïne. Pas une grosse dose ; il était sûr que quelques grammes lui suffiraient pour tailler ce bout de bois avec brio.

— Qu’est-ce qui te fait sourire, Eddie ? demanda Roland.

Il était assis de l’autre côté du feu de camp ; agitées par le vent, les flammes qui les séparaient dansaient comme des feux follets capricieux.

— Je souriais ?

— Oui.

— Je pensais à la stupidité des gens – tu les enfermes dans une pièce pourvue de six portes mais ils continuent de se cogner aux murs. Et ils ont encore le culot de râler.

— Si tu as peur de ce qu’il y a derrière les portes, peut-être qu’il est plus sage de rebondir contre les murs, intervint Susannah.

Eddie hocha la tête.

— Peut-être.

Il travaillait lentement, s’efforçait de voir les formes emprisonnées dans le bois – en particulier ce petit machin en forme de s. Il s’aperçut que ce dernier était devenu indistinct.

Mon Dieu, je vous en prie, faites que je ne me plante pas, pensa-t-il, mais c’était précisément ce qu’il était en train de faire, du moins le craignait-il. Il finit par renoncer, rendit au Pistolero la clé qu’il avait à peine touchée et s’enveloppa dans une peau tannée. Cinq minutes plus tard, il rêvait de nouveau du gamin et du terrain de jeu de Markey Avenue.

 

 

11

 

Jake quitta son immeuble vers 7 h 15, ce qui lui laissait environ huit heures à tuer. Il envisagea de prendre le métro tout de suite pour se rendre à Brooklyn, puis décida que ce n’était pas une bonne idée. Un gamin errant dans les rues était davantage susceptible d’attirer l’attention dans ce coin-là, et s’il devait vraiment chercher l’endroit où il était censé retrouver le basketteur, il devait se montrer prudent.

Pas de problème, j’te dis, avait affirmé l’adolescent au T-shirt jaune et au bandana vert. Tu as trouvé la clé et la rose, pas vrai ? Tu me trouveras de la même façon.

Sauf que Jake ne se rappelait plus comment il avait trouvé la clé et la rose. Il ne se rappelait que la joie et l’assurance qui lui avaient empli le cœur et l’esprit. Il ne lui restait plus qu’à espérer que le même phénomène se reproduirait. En attendant, il allait se balader. C’était le meilleur moyen de ne pas se faire remarquer à New York.

Il descendit à pied jusqu’à la Ire Avenue, puis rebroussa chemin, se dirigeant lentement vers le centre-ville en suivant les signaux PASSEZ PIÉTONS (sachant peut-être au fond de lui qu’eux aussi servaient le Rayon). Vers dix heures, il se retrouva devant le Metropolitan Museum of Art, sur la 5e Avenue. Il avait chaud et se sentait fatigué et un peu déprimé. Il aurait bien bu un bon soda mais ne souhaitait pas dépenser trop vite le peu d’argent qu’il avait sur lui. Il avait cassé sa tirelire, mais celle-ci ne contenait qu’environ huit dollars.

Un groupe d’écoliers se mettaient en rang pour suivre une visite guidée. École publique, nota Jake – ils étaient vêtus avec aussi peu de recherche qu’il l’était lui-même. Aucun blazer signé Paul Stuart, aucune cravate, aucun mocassin, aucune petite jupe plissée toute simple achetée chez Miss So Pretty ou chez Tweenity pour la modique somme de cent vingt-cinq dollars. Toutes ces têtes blondes s’habillaient chez K-Mart. Obéissant à une impulsion subite, Jake se plaça en bout de queue et suivit le groupe dans le musée.

La visite dura une heure et quart. Jake la trouva fort agréable. Le musée était un endroit calme. Mieux : il était climatisé. Il fut particulièrement fasciné par les peintures de Frederick Remington et par un immense tableau de Thomas Hart Benton représentant une locomotive à vapeur traversant la prairie en direction de Chicago sous les yeux de fermiers bedonnants vêtus de salopettes et coiffés de chapeaux de paille. Ni les profs ni les élèves ne remarquèrent sa présence. Puis une jolie Noire vêtue d’un tailleur bleu de coupe sévère lui posa une main sur l’épaule et lui demanda qui il était.

Jake ne l’avait pas vue venir et son esprit se retrouva paralysé quelques instants. Sans penser à ce qu’il faisait, il plongea la main dans sa poche et la referma sur la clé argentée. Il se ressaisit aussitôt et se sentit apaisé.

— Mon groupe est en haut, dit-il avec un sourire penaud. On devait aller regarder la section « Art moderne », mais je préfère ces tableaux parce qu’ils représentent quelque chose. Alors j’ai… enfin, vous savez…

— Tu t’es défilé ? demanda la jeune femme en s’efforçant de ne pas sourire.

— Disons plutôt que je me suis déclaré en permission, comme dans la Légion.

Il prononça cette réplique sans avoir conscience de ce qu’il disait.

Les élèves qui observaient la scène le regardèrent d’un air intrigué, mais le professeur éclata de rire.

— Tu ne le sais pas ou tu l’as oublié, dit-elle, mais dans la Légion étrangère, les déserteurs étaient fusillés. Je te suggère de rejoindre ta classe tout de suite, mon garçon.

— Oui, m’dame. Merci. De toute façon, la visite est presque finie.

— Comment s’appelle ton école ?

— Markey Academy, dit Jake.

Cette fois encore, il avait prononcé ces mots sans en avoir conscience.

Il monta à l’étage, écoutant l’écho désincarné des bruits de pas et des conversations à voix basse qui résonnait dans la rotonde, et se demanda pourquoi il avait dit ça. Jamais il n’avait entendu parler d’une école nommée Markey Academy.

 

 

12

 

Il resta quelque temps sur le palier du premier étage, puis remarqua qu’un gardien l’observait d’un air méfiant et décida qu’il valait mieux ne pas s’attarder – restait à espérer que le groupe dans lequel il s’était infiltré avait quitté les lieux.

Il regarda sa montre, grimaça comme pour dire : Oh ! comme le temps passe, et redescendit en quatrième vitesse. La classe et la jeune prof noire qui lui avait fait la leçon sur la Légion étrangère étaient parties et Jake se dit que ce serait une bonne idée d’en faire autant. Il allait encore se promener un peu – sans se presser, vu la chaleur – et prendre le métro.

Il s’arrêta au coin de Broadway et de la 42e Rue, échangeant une partie de ses maigres ressources financières contre un hot-dog. Il s’assit sur les marches devant une banque pour déguster son déjeuner, ce qui se révéla être une erreur catastrophique.

Un flic se dirigea lentement vers lui en faisant tournoyer sa matraque avec des gestes de jongleur. Il semblait uniquement occupé par sa prestation, mais lorsqu’il arriva devant Jake, il passa sa matraque à sa ceinture et se tourna vers lui.

— Eh bien, mon gars, dit-il. Pas d’école, aujourd’hui ?

Jake était en train de dévorer sa saucisse mais la dernière bouchée resta coincée dans son gosier. Quel manque de chance… s’il s’agissait bien de chance. Ils se trouvaient dans Time Square, haut lieu de l’Amérique sordide ; le coin grouillait de dealers, de junkies, de putes et de chasseurs de chair fraîche… mais ce crétin de flic ignorait la faune pour s’intéresser à lui.

Il déglutit à grand-peine, puis répondit :

— C’est les exams de fin d’année en ce moment. Je n’avais qu’une épreuve ce matin. Ensuite, je pouvais partir. (Il marqua une pause, peu rassuré par l’éclat inquisiteur des yeux du flic.) J’ai demandé la permission, conclut-il piteusement.

— Mouais. Je peux voir tes papiers ?

L’estomac de Jake se noua. Ses parents avaient-ils déjà alerté les flics ? Après les événements de la veille, c’était fort probable, supposa-t-il. D’ordinaire, la police de New York ne se mettait pas en quatre pour rechercher un gamin disparu, surtout s’il n’avait disparu qu’une demi-journée, mais son père était un grand ponte et il aimait se vanter de la longueur de son bras. Jake ne pensait pas que ce flic ait sa photo… mais on lui avait peut-être communiqué son nom.

— Eh bien… dit-il à contrecœur, j’ai ma carte de membre de l’Entre-Deux-Mondes, mais c’est à peu près tout.

— L’Entre-Deux-Mondes ? Jamais entendu parler. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?

— Je veux dire : l’Entre-Deux-Quilles. (Bon Dieu, ça ne s’arrangeait pas.) C’est un bowling. Sur la 33° Rue. Vous connaissez ?

— OK ! Ça ira.

Le flic tendit la main.

Un Noir dont les cheveux tressés retombaient en masse sur un complet jaune canari leur jeta un coup d’œil en passant.

— Embarquez-le, officier ! dit-il le plus jovialement du monde. En taule, le petit cul blanc ! Faites votre devoir !

— Tais-toi et dégage, Eli, dit le flic sans se retourner.

Eli éclata de rire, exhibant plusieurs dents en or, et s’éloigna.

— Pourquoi vous ne lui demandez pas ses papiers, à lui ? demanda Jake.

— Parce que c’est à toi que je les demande. Magne-toi, fiston.

Ou bien le flic avait connaissance de son nom ou alors il avait senti quelque chose d’anormal – ce qui n’avait rien d’étonnant, vu qu’il était le seul jeune garçon de race blanche des environs à ne pas faire le trottoir. Quoi qu’il en soit, ça revenait au même : il avait eu une idée stupide de s’asseoir ici pour déjeuner. Mais il avait mal aux pieds et il avait faim, bon sang – faim.

Tu ne vas pas m’arrêter, pensa Jake. Je ne peux pas te le permettre. Je dois rencontrer quelqu’un à Brooklyn cet après-midi… et je serai au rendez-vous.

Au lieu d’attraper son portefeuille, il plongea une main dans sa poche et en ressortit la clé. Il la brandit vers le policier ; les joues et le front de celui-ci se retrouvèrent aussitôt mouchetés de taches de lumière. Ses yeux s’écarquillèrent.

— Hé ! souffla-t-il. Qu’est-ce que tu as là, mon gars ?

Il tendit la main vers la clé, et Jake l’écarta de ses doigts. Les taches de lumière exécutèrent une danse hypnotique sur le visage du flic.

— Vous n’avez pas besoin de ça, dit Jake. Mon nom est bien lisible, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr.

Le flic avait perdu son expression méfiante. Il ne voyait plus que la clé. Ses yeux étaient fixes mais pas tout à fait vides. Jake y lut de la stupéfaction et un bonheur totalement imprévu. C’est tout moi, pensa-t-il. Voilà que je répands la joie et la bonne volonté partout où je passe. Et maintenant, qu’est-ce que je fais ?

Une jeune femme (vu son pantalon moulant, son chemisier transparent et ses talons aiguilles qui relevaient de l’attentat à la pudeur, ce n’était sûrement pas une bibliothécaire) fit son apparition sur le trottoir, avançant en roulant des hanches. Elle jeta un coup d’œil au flic, puis à Jake pourvoir ce qui intéressait tant ledit flic. Lorsqu’elle aperçut la clé, elle en resta bouche bée et se figea sur place. Une de ses mains monta lentement vers sa gorge. Un homme la heurta et lui dit de regarder où elle allait, nom de Dieu. La jeune femme qui n’était sûrement pas une bibliothécaire ne lui prêta aucune attention. Jake vit que quatre ou cinq autres passants s’étaient arrêtés autour de lui. Ils regardaient tous la clé. Ils se rassemblaient autour de lui comme ils se seraient rassemblés autour d’un joueur de bonneteau particulièrement doué.

Tu te débrouilles vraiment bien pour passer inaperçu, se dit-il. Il jeta un coup d’œil de l’autre côté de la rue et aperçut une enseigne. Drugstore Discount Denby.

— Je m’appelle Tom Denby, dit-il au flic. C’est écrit là, sur ma carte de membre du bowling – pas vrai ?

— Oui, oui, répondit le flic.

Il avait perdu tout intérêt pour Jake ; seule la clé retenait son attention. Les taches de lumière tournoyaient sur son visage.

— Et vous ne recherchez personne du nom de Tom Denby, pas vrai ?

— Non, dit le flic. Jamais entendu parler de lui.

Plus d’une demi-douzaine de personnes étaient rassemblées autour du flic, captivées par la clé argentée que Jake tenait dans sa main.

— Je peux m’en aller, alors ?

— Hein ? Oh ! Oh, oui… va-t’en, au nom de ton père !

— Merci.

Mais Jake ne savait pas exactement comment s’en aller. Il était encerclé par une foule de zombies silencieux qui croissait à chaque minute. La curiosité avait détourné leurs pas, mais ceux qui voyaient la clé restaient enracinés sur place.

Jake se leva et gravit lentement les marches à reculons, brandissant la clé comme un dompteur brandit son tabouret face au lion. Lorsqu’il arriva sur la placette surélevée, il remit la clé dans sa poche, pivota et prit ses jambes à son cou.

Il ne s’arrêta qu’une fois, de l’autre côté de la placette, et regarda derrière lui. Les personnes qui s’étaient rassemblées autour de la scène revenaient lentement à la vie. Elles se regardèrent d’un air encore étonné, puis se dispersèrent. Le flic jeta un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, puis tourna son visage vers le ciel, comme s’il cherchait à se rappeler comment il était arrivé là et ce qu’il était en train de faire. Jake en avait assez vu. Il était temps de trouver une station de métro et de foncer à Brooklyn avant qu’il ne lui arrive un autre incident bizarre de ce type.

 

 

13

 

Il était 14 h 15 lorsqu’il émergea de la bouche de métro située au coin de Castle Avenue et de Brooklyn Avenue, devant les tours en pierre grise de Co-op City. Il attendit que l’envahisse cette sensation de certitude – cette sensation qui ressemblait à un afflux de souvenirs du futur. Mais il ne se passa rien. Il n’était qu’un petit garçon des plus ordinaires, debout à un coin de rue de Brooklyn, avec à ses pieds une petite ombre qui ressemblait à un animal fatigué.

Eh bien, m’y voilà… et maintenant, qu’est-ce que je fais ?

Jake s’aperçut qu’il n’en avait pas la moindre idée.

 

 

14

 

Roland et ses compagnons atteignirent la crête de la colline qu’ils gravissaient depuis le début de leur périple et contemplèrent le paysage qui se révélait à eux. Ils demeurèrent silencieux un long moment. Susannah ouvrit la bouche à deux reprises, puis la referma. Pour la première fois de sa vie, elle était réduite au silence.

Devant eux s’étendait une plaine presque infinie baignée par la douce lumière dorée de l’après-midi. Elle était couverte d’une herbe luxuriante couleur vert émeraude et parsemée de bosquets d’arbres aux troncs élancés et aux larges frondaisons. Susannah crut se rappeler avoir vu des arbres semblables dans un documentaire sur l’Australie.

La route qu’ils suivaient descendait doucement le flanc de la colline avant de s’enfoncer dans la prairie, ligne droite d’un blanc étincelant traversant la plaine herbeuse. À l’ouest, Susannah aperçut un troupeau d’animaux en train de brouter paisiblement. On aurait dit des bisons. À l’est, la forêt s’achevait en péninsule incurvée, forme sombre et tourmentée évoquant un poing serré au bout d’un avant-bras.

C’était dans cette direction qu’affluaient tous les ruisseaux et courants qu’ils avaient aperçus. Ils se jetaient dans le large fleuve qui émergeait de la forêt pour couler, placide et rêveur sous le soleil estival, vers le bout oriental du monde. Il était large, ce fleuve – peut-être trois kilomètres d’une rive à l’autre.

Puis elle vit la cité.

Elle se trouvait droit devant eux, assemblage de flèches et de tours dressées au-dessus de l’horizon. Ces remparts flous pouvaient se trouver à cent, à deux cents ou à quatre cents kilomètres de distance. L’air de ce monde semblait exceptionnellement pur et il était vain de tenter d’estimer les distances. Tout ce qu’elle savait, c’est que la vision de ces tours à peine distinctes l’emplissait d’émerveillement… et d’une profonde nostalgie pour New York. Je serais prête à faire n’importe quoi pour revoir Manhattan depuis le Triborough Bridge, pensa-t-elle.

Puis elle sourit de ce mensonge qu’elle se faisait à elle-même. En vérité, elle n’échangerait pas le monde de Roland contre le sien. Ses grands espaces et son mystère silencieux étaient enivrants. Et son amant était ici. À New York – du moins dans le New York de son époque –, leur couple aurait été un objet de colère et de mépris, la cible de toutes sortes de plaisanteries stupides et cruelles : une femme noire âgée de vingt-six ans et son cul blanc d’amant de trois ans son cadet qui avait tendance à délirer quand il était excité. Son cul blanc d’amant qui se trimbalait une sacrée guenon sur le dos à peine huit mois plus tôt. Ici, il n’y avait personne pour se moquer d’eux. Personne pour les montrer du doigt. Il n’y avait que Roland, Eddie et elle, les trois derniers pistoleros du monde.

Elle prit la main d’Eddie et la sentit se refermer sur la sienne, chaude et rassurante.

— Ça doit être la Send, dit Roland à voix basse en désignant le fleuve. Je n’aurais jamais cru la voir de mon vivant… je n’étais même pas sûr de son existence, pas plus que de celle des Gardiens.

— C’est superbe, murmura Susannah.

Elle était incapable de se détacher du paysage qui se déployait devant elle, rêvant ses rêves fabuleux dans son berceau d’été. Elle suivit des yeux les ombres projetées par les arbres, démesurément allongées par le soleil qui plongeait vers l’horizon.

— Les grandes plaines de l’Ouest devaient ressembler à ceci avant d’être colonisées – avant même l’arrivée des Indiens. (Elle leva sa main libre et désigna l’endroit où la Grand-Route se rétrécissait.) C’est la cité dont tu parlais, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Elle a l’air en bon état, dit Eddie. Est-ce possible, Roland ? Peut-elle être encore intacte ? Les Anciens étaient-ils de si bons bâtisseurs ?

— Tout est possible en ces temps troublés, dit Roland d’une voix néanmoins dubitative. Mais n’espère pas trop, Eddie.

— Hein ? Oh, non.

Mais Eddie espérait beaucoup. La cité entraperçue avait éveillé la nostalgie dans le cœur de Susannah ; dans celui d’Eddie, elle déclencha un flot soudain de suppositions. Si la cité était encore là – et c’était clairement le cas –, peut-être était-elle encore peuplée, et peut-être pas seulement par les créatures sous-humaines que Roland avait rencontrées sous les montagnes. Les habitants de cette cité étaient peut-être

(américains, murmura le subconscient d’Eddie)

intelligents et serviables ; peut-être même assureraient-ils le succès de la quête des trois pèlerins… voire tout simplement leur survie. L’esprit d’Eddie fut envahi par une vision (en grande partie inspirée de films comme Starfighter et Dark Crystal) : un conseil de sages chenus mais dignes leur offrant un repas somptueux provenant des réserves de la cité (ou de jardins enclos dans ses microbiosphères) et leur expliquant au cours du festin ce qui les attendait sur leur route et ce que signifiait leur quête. Leur cadeau d’adieu consisterait en une dernière édition du guide Michelin local sur lequel la route de la Tour Sombre serait indiquée en rouge.

Eddie ignorait le concept de deus ex machina, mais il savait – était assez grand pour savoir – que des êtres aussi sages et aussi serviables n’existaient que dans les bandes dessinées et les films de série B. Cette idée n’en était pas moins enivrante : une enclave civilisée dans ce monde dangereux et en grande partie désert ; des vieillards sages aux allures d’elfes qui leur expliqueraient exactement ce qu’ils étaient venus faire dans cette galère. Et les formes fabuleuses et indistinctes de la cité conféraient à cette idée un soupçon de vraisemblance. Même si la cité était complètement déserte, même si sa population avait été anéantie par la maladie ou les armes chimiques, peut-être leur servirait-elle de gigantesque boîte à outils – un immense magasin de surplus de l’armée où ils pourraient s’équiper en vue des épreuves qui les attendaient sûrement. En outre, Eddie était un citadin de pure souche et il était naturel qu’il soit excité par le spectacle de ces grandes tours.

— Gé-nial ! dit-il en étouffant un rire. Hé-ho, hé-ho ! Sortez de votre trou, ô foutus elfes tout-puissants !

Susannah le regarda d’un air amusé et intrigué.

— Qu’est-ce qui te prend, fromage blanc ?

— Rien. Peu importe. Allez, on y va. Qu’est-ce que tu en dis, Roland ? Tu veux…

Mais lorsqu’il vit le visage de Roland – l’éclat songeur qui habitait ses yeux –, il se tut et passa un bras autour des épaules de Susannah, comme pour la protéger.

 

 

15

 

Après avoir jeté un bref regard machinal à la cité, Roland avait remarqué quelque chose de beaucoup plus proche de leur position actuelle, quelque chose qui l’emplissait d’inquiétude et d’angoisse. Il avait déjà vu des choses semblables, et Jake était à ses côtés la dernière fois que cela s’était produit. Il se rappela le jour où ils étaient enfin sortis du désert, la piste de l’homme en noir les conduisant à travers les collines et en direction des montagnes. Elle était dure à suivre, cette piste, mais au moins avaient-ils trouvé de l’eau. Et de l’herbe.

Une nuit, il s’était réveillé pour constater que Jake avait disparu. Il avait entendu des cris étouffés, désespérés, en provenance d’une saulaie bordant un petit ruisseau. Lorsqu’il était enfin parvenu dans la clairière au milieu de la saulaie, le garçon avait cessé de crier. Roland l’avait trouvé au centre d’un lieu identique à celui qui se trouvait dans la plaine. Un lieu de pierres ; un lieu de sacrifice ; un lieu où vivait un Oracle… qui parlait quand on l’y obligeait… et tuait chaque fois qu’il en avait l’occasion.

— Roland ? demanda Eddie. Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tu vois ceci ? dit Roland en désignant le lieu. C’est un anneau de parole. Les formes que tu aperçois sont des pierres dressées.

Il se surprit à dévisager Eddie, cet homme qu’il avait rencontré à bord d’une terrifiante et merveilleuse diligence du ciel dans ce monde étrange où les pistoleros portaient un uniforme bleu et où l’on disposait d’une quantité illimitée de sucre, de papier et de drogues fabuleuses comme l’astine. Une étrange expression – une prémonition – envahissait le visage d’Eddie. L’espoir qui avait illuminé ses yeux lorsqu’il avait découvert la ville s’évanouit, les rendant gris et mornes. C’étaient les yeux d’un homme étudiant la potence où il serait bientôt pendu.

D’abord Jake, et maintenant Eddie, pensa le Pistolero. La roue qui fait tourner nos vies est sans remords ; elle s’arrête toujours au même endroit.

— Oh, merde ! (La voix d’Eddie était sèche, terrifiée.) Je crois que c’est là que le gamin va essayer de passer dans ce monde.

Le Pistolero hocha la tête.

— C’est fort probable. Ce sont des lieux ténus et ce sont aussi des lieux séduisants. Je l’ai naguère suivi dans un lieu comme celui-ci. L’Oracle qui l’habitait a bien failli le tuer.

— Comment se fait-il que tu le saches, Eddie ? demanda Susannah. L’as-tu rêvé ?

Il se contenta de secouer la tête.

— Je ne sais pas. Mais dès que Roland m’a montré ce foutu endroit… (Il s’interrompit et se tourna vers le Pistolero.) Nous devons aller là-bas le plus vite possible.

Eddie semblait à la fois terrifié et impatient.

— Est-ce que ça va se produire aujourd’hui ? demanda Roland. Ce soir ?

Eddie secoua la tête et s’humecta les lèvres.

— Je ne sais pas non plus. Pas avec certitude. Ce soir ? Je ne crois pas. Le temps… il n’est pas le même ici et dans le monde du gamin. Il s’écoule plus lentement dans son et dans son quand. Peut-être demain. (La panique eut finalement raison de lui. Il se retourna et agrippa la chemise du Pistolero de ses doigts glacés de sueur.) Mais je dois finir la clé et je n’y arrive pas, et je dois faire autre chose et je ne sais pas quoi. Et si le gamin meurt, ce sera ma faute !

Le Pistolero referma ses mains sur celles d’Eddie et se dégagea.

— Reprends-toi.

— Roland, tu ne comprends donc pas…

— Je comprends une chose : ce n’est pas en pleurnichant que tu résoudras ton problème. Tu as oublié le visage de ton père.

— Arrête tes conneries ! s’écria Eddie d’une voix hystérique. Je n’en ai rien à foutre de mon père !

Roland le gifla. On aurait dit le bruit d’une branche qui casse.

La tête d’Eddie chancela sur son cou ; ses yeux s’écarquillèrent. Il regarda fixement le Pistolero, puis leva lentement la main vers la trace rouge imprimée sur sa joue.

— Espèce de salaud ! siffla-t-il.

Sa main descendit sur la crosse du revolver qu’il portait à la hanche gauche. Susannah tenta de poser ses mains sur la sienne ; Eddie les écarta d’un geste sec.

Et voilà que je dois lui donner une nouvelle leçon, pensa Roland, mais cette fois-ci, c’est ma vie qui est en jeu, pas seulement la sienne.

Quelque part dans le lointain, un corbeau brisa le silence de son cri rauque, et Roland pensa fugitivement à son faucon, David. À présent, c’était Eddie qui était son faucon… et tout comme David, il n’hésiterait pas à lui crever un œil s’il n’y prenait garde.

À lui crever un œil ou à lui trancher la gorge.

— Est-ce que tu vas m’abattre ? C’est comme ça que tu veux que ça finisse, Eddie ?

— Si tu savais à quel point j’en ai marre de tes conneries, mec.

Les yeux d’Eddie étaient luisants de larmes et de colère.

— Si tu n’as pas terminé la clé, ce n’est pas parce que tu as peur de la terminer. Tu as peur de découvrir que tu ne peux pas la terminer. Si tu as peur de descendre dans le lieu où se dressent les pierres, ce n’est pas parce que tu as peur de ce qui arrivera une fois que tu seras au centre du cercle. Tu as peur de ce qui risque de ne pas arriver. Ce n’est pas du monde extérieur que tu as peur, Eddie, mais du petit monde qui est en toi. Tu as oublié le visage de ton père. Alors vas-y. Descends-moi si tu l’oses. Je suis las de te voir pleurnicher.

— Arrête ! s’écria Susannah. Tu ne vois donc pas qu’il va le faire ? Tu ne vois donc pas que tu le forces à le faire ?

Roland la poignarda du regard.

— Je le force à se décider. (Il tourna vers Eddie son visage ridé et sévère.) Tu es sorti de l’ombre de l’héroïne et de l’ombre de ton frère, mon ami. Sors donc de l’ombre de toi-même, si tu l’oses. Sors. Sors ou descends-moi, et finissons-en.

L’espace d’un instant, il crut qu’Eddie allait l’abattre, que son histoire allait s’achever ici, au sommet de cette colline, sous ce ciel sans nuages à l’horizon duquel se dressaient les spectres bleutés des flèches de la cité. Puis un tic agita les joues d’Eddie. Ses lèvres pincées s’adoucirent et se mirent à trembler. Sa main s’écarta de la crosse en bois de santal du revolver de Roland. Sa poitrine se souleva… une fois… deux fois… trois fois. Sa bouche s’ouvrit, et tout son désespoir, toute sa terreur s’en échappèrent dans un gémissement tandis qu’il s’avançait d’un pas hésitant vers le Pistolero.

— J’ai peur, espèce de connard ! Tu ne le comprends donc pas ? Roland, j’ai peur !

Il trébucha et tomba en avant. Roland le rattrapa et le serra contre lui, humant la sueur et la poussière qui maculaient sa peau, respirant ses larmes et sa terreur.

Le Pistolero l’étreignit quelques instants, puis le tourna vers Susannah. Eddie tomba à genoux près du fauteuil roulant, la tête pendant lamentablement. Susannah posa une main sur sa nuque, lui pressa le visage contre sa cuisse, et dit à Roland d’une voix amère :

— Il y a des moments où je te déteste, grand chasseur blanc.

Roland se plaqua les mains contre le front.

— Il y a des moments où je me déteste.

— Mais ça ne t’arrête jamais, pas vrai ?

Roland ne répondit pas. Il regarda Eddie, le visage pressé contre la cuisse de Susannah, les paupières serrées. Son expression était l’essence même de la misère. Roland refoula la lassitude qui lui conseillait de remettre à un autre jour cette charmante conversation. Si Eddie avait raison, il n’y aurait pas d’autre jour. Jake était presque prêt à passer à l’action. Eddie avait été choisi pour lui faciliter le passage dans ce monde. S’il n’était pas prêt à accomplir sa tâche, Jake périrait au point d’entrée, aussi sûrement qu’un nouveau-né étranglé par le cordon ombilical au cours des contractions de sa mère.

— Debout, Eddie.

L’espace d’un instant, il crut qu’Eddie allait rester là, le visage enfoui au creux de la cuisse de sa femme. Tout serait alors perdu… et ça aussi, c’était le ka. Puis, lentement, Eddie se redressa. Lorsqu’il fut debout, toutes les parties de son corps – mains, épaules, tête, cheveux – pendaient lamentablement, mais il était debout, et c’était un début.

— Regarde-moi.

Susannah s’agita, mal à l’aise, mais resta muette.

Eddie leva lentement la tête et écarta ses cheveux d’une main tremblante.

— Ceci est à toi. J’ai eu tort de l’accepter, en dépit de mes souffrances.

Roland saisit la lanière de cuir passée autour de son cou et la cassa d’un coup sec. Il tendit la clé à Eddie. Eddie leva une main vers elle, aussi lentement que s’il vivait un rêve, mais Roland ne la lâcha pas tout de suite.

— Vas-tu essayer de faire ce qui doit être fait ?

— Oui, dit Eddie d’une voix presque inaudible.

— As-tu quelque chose à me dire ?

— Je demande pardon d’avoir peur.

Il y avait quelque chose d’horrible dans la voix d’Eddie, quelque chose qui serrait le cœur de Roland, et il croyait savoir ce que c’était : c’était l’enfance d’Eddie qui expirait dans la douleur. Elle était invisible, bien sûr, mais Roland entendait ses cris d’agonie. Il s’efforça de se boucher les oreilles.

Encore un crime que j’ai accompli au nom de la Tour, pensa-t-il. Mon ardoise s’allonge de jour en jour, comme celle d’un ivrogne dans une taverne, et le jour approche où je devrai régler mon compte. Comment pourrai-je jamais payer ?

— Je ne veux pas de tes excuses, surtout si tu t’excuses d’avoir peur. Que serions-nous sans la peur ? Des chiens enragés au museau écumant de bave et aux jarrets maculés de merde séchée.

— Qu’est-ce que tu veux, alors ? s’écria Eddie. Tu as pris tout le reste – tout ce que j’avais à te donner ! Non, ce n’est même pas vrai, parce qu’en fin de compte c’est moi qui t’ai tout donné ! Alors qu’est-ce que tu veux d’autre ?

Roland garda serrée dans son poing la clé qui représentait la moitié du salut de Jake Chambers et resta muet. Ses yeux se rivèrent sur ceux d’Eddie, le soleil baigna de lumière la plaine verdoyante et le ruban bleu de la Send, et quelque part dans le lointain, le corbeau poussa un nouveau cri qui résonna à plusieurs lieues à la ronde sur le paysage doré de cet après-midi d’été.

Au bout d’un certain temps, une lueur de compréhension éclaira les yeux d’Eddie.

Roland hocha la tête.

— J’ai oublié le visage…

Eddie s’interrompit. Courba la tête. Déglutit. Regarda de nouveau le Pistolero. La chose mourante avait achevé son agonie – Roland le savait. Elle avait disparu. Comme ça. Sur cette colline battue par les vents, en plein milieu de nulle part, elle avait disparu à jamais.

— J’ai oublié le visage de mon père, pistolero… et j’implore ton pardon.

Roland desserra le poing et rendit le fardeau de la clé à celui que le ka avait choisi pour le porter.

— Ne parle pas ainsi, pistolero, dit-il dans le Haut Parler. Ton père te voit… ton père t’aime… et moi aussi.

Eddie referma ses doigts sur la clé et se retourna, les joues encore inondées de larmes.

— Allons-y, dit-il, et ils descendirent le flanc de la colline en direction de la plaine qui s’étirait jusqu’à l’horizon.

 

 

16

 

Jake descendit Castle Avenue, longeant des pizzerias, des bars et des bodegas où de vieilles femmes au visage soupçonneux embrochaient des patates et pressaient des tomates. Les lanières de son sac lui irritaient la peau sous les aisselles et il avait mal aux pieds. Il passa sous un thermomètre numérique qui indiquait 30 °C. Jake avait plutôt l’impression qu’il en faisait 40.

Une voiture de police s’engagea dans la rue. Il s’intéressa aussitôt aux outils de jardinage exposés en vitrine d’une quincaillerie. Il suivit le reflet de la voiture pie et attendit qu’il eût disparu pour se remettre en route.

Hé, Jake, mon vieux… où vas-tu exactement ?

Il n’en avait pas la moindre idée. Il était sûr que le garçon qu’il recherchait – le basketteur au bandana vert et au T-shirt jaune proclamant IL SE PASSE TOUJOURS QUELQUE CHOSE DANS L’ENTRE-DEUX-MONDES – était quelque part dans les environs, mais où ? Autant chercher une aiguille dans cette gigantesque botte de foin qu’était Brooklyn.

Jake passa devant une ruelle que décorait un enchevêtrement de tags. La plupart d’entre eux étaient des noms – EL TIANTE 91, SPEEDY GONZALES, MOTORVAN MIKE –, mais quelques devises et messages s’étaient glissés parmi eux, et les yeux de Jake se posèrent sur deux d’entre eux.

 

UNE ROSE EST UNE ROSE EST UNE ROSE

 

Les lettres de cette phrase étaient de la même couleur fanée que la rose poussant dans le terrain vague où s’était jadis trouvée la Charcuterie fine et artistique de Tom et Gerry. En dessous, quelqu’un avait inscrit en lettres d’un bleu si sombre qu’il en était presque noir cette étrange prière :

 

J’IMPLORE TON PARDON

 

Qu’est-ce que ça veut dire ? se demanda Jake. Il n’en savait rien – peut-être que ça venait de la Bible –, mais ces mots le fascinaient comme les yeux du serpent fascinent sa proie. Finalement, il se remit en marche, le pas lent et le visage pensif. Il était presque 14 h 30 et son ombre commençait à s’allonger.

Il vit un vieil homme qui se dirigeait lentement vers lui, s’efforçant de marcher à l’ombre le plus souvent possible et s’appuyant sur une canne tordue. Ses yeux ressemblaient à des œufs au plat derrière les verres épais de ses lunettes.

— J’implore votre pardon, monsieur ! dit Jake sans réfléchir à ce qu’il disait et sans vraiment entendre les mots qu’il prononçait.

Le vieillard se tourna vers lui, clignant des yeux sous l’effet de la surprise et de la peur.

— Laisse-moi tranquille, mon garçon.

Il leva sa canne et la brandit maladroitement vers Jake.

— Sauriez-vous où se trouve une école du nom de Markey Academy, monsieur ?

C’était une question complètement stupide, mais c’était la seule qui lui était venue à l’esprit.

Le vieil homme abaissa lentement sa canne – de toute évidence, le monsieur l’avait apaisé. Il regarda Jake avec cette curiosité un peu inquiétante qui accompagne les premiers stades de la sénilité.

— Comment ça se fait que tu ne sois pas en classe, mon garçon ?

Jake sourit avec lassitude. Cette blague commençait à sentir le réchauffé.

— C’est les examens de fin d’année. Je suis venu voir un de mes copains qui va à Markey Academy, c’est tout. Excusez-moi de vous avoir dérangé.

Il contourna le vieillard (espérant qu’il n’allait pas décider de lui donner un coup de canne sur le postérieur en guise d’adieu), et il était presque arrivé au coin de la rue lorsque l’autre hurla :

— Hé, mon garçon ! Mon garçon !

Jake se retourna.

— Il n’y a pas de Markey Academy dans le coin, dit le vieillard. Ça fait vingt-deux ans que j’habite le quartier, alors je suis bien placé pour le savoir. Markey Avenue, oui, mais Markey Academy, sûrement pas.

L’estomac de Jake se noua d’excitation. Il fit un pas vers le vieil homme, qui leva aussitôt sa canne pour se défendre contre un éventuel assaut. Jake stoppa aussitôt, laissant entre eux une zone démilitarisée d’environ six mètres de large.

— Où se trouve Markey Avenue, monsieur ? Pouvez-vous me le dire ?

— Bien sûr. Ça fait vingt-deux ans que j’habite le quartier, je te dis. C’est à deux rues d’ici. Tourne à gauche au cinéma Majestic. Mais, je te le répète, il n’existe pas de Markey Academy.

Jake fit demi-tour et examina Castle Avenue. Oui… il distinguait nettement la façade d’un cinéma à quelques centaines de mètres de distance. Il se mit à courir, puis adopta une démarche moins rapide de peur d’attirer l’attention sur lui.

Le vieil homme le regarda partir.

— Monsieur ! dit-il d’une voix légèrement étonnée. Monsieur, qu’est-ce que vous dites de ça ?

Il gloussa et reprit sa route.

 

 

17

 

Roland et ses compagnons firent halte au crépuscule. Le Pistolero creusa un petit trou dans le sol et prépara le feu. Ils n’en avaient pas besoin pour cuire leur dîner, mais il leur fallait quand même un feu. Eddie en avait besoin. S’il devait achever de tailler la clé, il lui faudrait de la lumière, pour travailler.

Le Pistolero regarda autour de lui et aperçut Susannah, silhouette sombre découpée sur le ciel bleu marine, mais il ne vit pas Eddie.

— Où est-il ? demanda-t-il.

— Sur la route. Laisse-le tranquille, Roland… tu en as assez fait.

Roland hocha la tête, se pencha au-dessus des branches et frappa un bout de silex sur une barre d’acier. Les flammes jaillirent bientôt des brindilles. Il nourrit le foyer de plusieurs bouts de bois, l’un après l’autre, et attendit le retour d’Eddie.

 

 

18

 

À sept ou huit cents mètres de là, Eddie était assis en tailleur au milieu de la Grand-Route, la clé inachevée à la main, et contemplait le ciel. Il jeta un coup d’œil derrière lui, aperçut le feu de camp et comprit ce que Roland était en train de faire… et pourquoi il le faisait. Puis il leva de nouveau les yeux vers le ciel. Jamais il ne s’était senti aussi seul, aussi terrifié.

Le ciel était immense – jamais il n’avait vu autant d’espace, autant de vide. Il se sentait tout petit, ce qui n’avait sans doute rien d’anormal. En fin de compte, sa petite personne n’avait guère d’importance.

Le gamin était tout près. Il pensait savoir où se trouvait Jake et ce qu’il comptait faire, et cela l’emplissait d’émerveillement. Susannah venait de 1963. Eddie venait de 1987. Entre les deux… Jake. Essayant de les rejoindre. Essayant de venir au monde.

Je l’ai rencontré, pensa Eddie. Je l’ai sûrement rencontré, et je crois m’en souvenir… à peu près. C’était juste avant qu’Henry parte à l’armée, pas vrai ? Il suivait des cours de formation professionnelle à l’Institut de Brooklyn et il ne portait que du noir – jean noir, bottes de motard noires, T-shirt noir aux manches relevées. Le look James Dean. Le poids du noir, le chic du mégot. Je le pensais souvent mais je n’osais jamais le dire de peur qu’il ne se fâche.

Il se rendit compte que ce qu’il attendait était arrivé pendant qu’il songeait ainsi : le Vieil Astre s’était levé. Dans un quart d’heure, peut-être moins, il serait rejoint par toute une galaxie de joyaux stellaires, mais pour l’instant il brillait en solitaire au sein des ténèbres opaques.

Eddie leva lentement la clé jusqu’à ce que le Vieil Astre brille au creux de son encoche centrale. Puis il récita une vieille formule originaire de son monde, celle que sa mère lui avait apprise lorsqu’ils regardaient l’étoile du soir monter dans les ténèbres au-dessus des toits de Brooklyn :

 

Brillante étoile dans le ciel noir,

Première étoile que je vois ce soir,

Un vœu je fais sous le ciel noir.

Exauce le vœu que je fais ce soir.

 

Le Vieil Astre étincelait dans l’encoche, diamant enchâssé dans le frêne.

— Donne-moi du cran, dit Eddie. Tel est mon vœu. Donne-moi assez de cran pour achever ce putain de truc.

Il resta encore assis un moment, puis se leva et rejoignit lentement le camp. Il s’assit le plus près possible du feu, prit le couteau du Pistolero sans dire un mot à ses compagnons, et se mit au travail. De minuscules copeaux tombèrent du petit machin en forme de s au bout de la clé. Eddie travaillait vite, tournant et retournant la clé dans ses mains, fermant parfois les yeux pour laisser courir son pouce sur les courbes de la clé. Il s’efforça de ne pas penser à ce qui arriverait s’il se plantait – ça le paralyserait complètement.

Roland et Susannah, assis derrière lui, l’observaient avec attention. Finalement, Eddie reposa le couteau. Son visage était inondé de sueur.

— Ce fameux gamin, dit-il. Ce Jake. Il doit avoir un cran du feu de Dieu.

— Il s’est montré courageux sous les montagnes, dit Roland. Il avait peur, mais il n’a pas reculé d’un pouce.

— J’aimerais bien être comme lui.

Roland haussa les épaules.

— Tu t’es bien battu chez Balazar, et pourtant ils t’avaient ôté tous tes vêtements. Il est très difficile de se battre nu, mais tu y as réussi.

Eddie essaya de se rappeler la fusillade dans le night-club, mais l’incident était brouillé dans son esprit – fumée, bruits, rais de lumière entrecroisés traversant un mur. Il crut se rappeler que ce mur avait été démoli par les armes automatiques, mais il n’en était pas sûr.

Il leva la clé pour détailler ses encoches à la lueur des flammes. Il resta immobile un long moment, s’attardant sur le petit machin en forme de s. Il était apparemment identique à celui qu’il avait aperçu dans le feu et au cours de son rêve… mais ça ne collait pas tout à fait. Presque, mais pas tout à fait.

Ce n’est qu’Henry, se dit-il. Et toutes ces années où tu n’as jamais été à la hauteur. Tu y es arrivé, mon vieux – mais ce vieux Henry est toujours en toi et il refuse de l’admettre.

Il posa la clé sur un carré de peau qu’il plia soigneusement.

— J’ai fini. Je ne sais pas si j’ai réussi ou non, mais je ne peux pas faire mieux.

Il se sentait étrangement vide à présent qu’il ne devait plus travailler sur la clé – sans but, déboussolé.

— Tu veux manger quelque chose, Eddie ? demanda doucement Susannah.

Le voilà, ton but, pensa-t-il. La voilà, ta boussole. Assise à côté de toi, les mains croisées sur les cuisses. C’est tout ce qu’il te suffit pour…

Mais quelque chose lui vint soudain à l’esprit. Ni un rêve… ni une vision…

Non, ni un rêve ni une vision, pensa-t-il. Un souvenir. Ça recommence – un souvenir du futur.

— J’ai quelque chose à faire avant, dit-il en se levant.

Roland avait entassé du bois non loin du feu. Eddie fouilla parmi les branches mortes jusqu’à ce qu’il trouve un bâton long de soixante centimètres et large de dix centimètres en son milieu. Il revint s’asseoir près du feu et récupéra le couteau de Roland. Il travailla plus vite cette fois-ci, se contentant de tailler le bâton en pointe, le transformant en succédané de piquet.

— Est-ce qu’on peut se remettre en route avant l’aube ? de-manda-t-il au Pistolero. Je pense qu’il faut arriver au cercle le plus vite possible.

— Oui. Nous partirons avant si possible. Je ne veux pas me déplacer de nuit – un anneau de parole est dangereux la nuit –, mais s’il le faut, nous le ferons.

— D’après la grimace que tu fais, mon grand, ça m’étonnerait que ces cercles de pierres soient sans danger durant la journée, dit Susannah.

Eddie reposa le couteau. En creusant le sol pour préparer le feu, Roland avait entassé un peu de terre devant lui. Eddie y dessina un point d’interrogation avec la pointe de son bâton. Le signe était clair et net.

— OK ! dit-il en l’effaçant. J’ai fini.

— Mange un morceau, alors, dit Susannah.

Eddie essaya, mais il n’avait pas très faim. Lorsqu’il finit par s’endormir, niché contre la chaleur de Susannah, ce fut d’un sommeil sans rêves et peu profond. Jusqu’à ce que le Pistolero le réveille à 4 heures du matin, il entendit le vent souffler sur la plaine infinie, et il lui sembla qu’il volait sur ses ailes, au cœur de la nuit, loin de ses soucis, tandis que le Vieil Astre et la Vieille Mère montaient dans le ciel avec sérénité et barbouillaient ses joues de givre.

 

 

19

 

— C’est l’heure, dit Roland.

Eddie se redressa. Susannah en fit autant, se frottant les yeux. Aussitôt qu’il retrouva un peu de lucidité, Eddie prit conscience que le temps pressait.

— Oui, dit-il. Allons-y, et vite.

— Il est près du but, n’est-ce pas ?

— Tout près.

Eddie se leva, attrapa Susannah par la taille et la posa sur son fauteuil. Elle le regarda d’un air anxieux.

— Est-ce qu’on arrivera à temps ? demanda-t-elle.

— Tout juste, répondit Eddie.

Trois minutes plus tard, ils foulaient de nouveau la Grand-Route. Son ruban s’étirait devant eux comme un spectre. Et une heure plus tard, alors que l’aube éclairait le ciel à l’est, un bruit saccadé se fit entendre au loin.

Un bruit de tambour, pensa Roland.

Des machines, pensa Eddie. D’énormes machines.

C’est un cœur, pensa Susannah. Un immense cœur malade… et il se trouve dans cette cité, là où nous allons.

Deux heures plus tard, le bruit cessa aussi soudainement qu’il avait commencé. Des nuages blancs uniformes emplissaient le ciel au-dessus de leurs têtes, voilant le soleil avant de l’occulter tout à fait. Le cercle de pierres dressées ne se trouvait plus qu’à sept ou huit kilomètres de distance, luisant à la lumière diffuse comme les crocs d’un monstre terrassé.

 

 

20

 

SEMAINE WESTERN SPAGHETTI AU MAJESTIC !

proclamait l’enseigne du cinéma au coin de Brooklyn Avenue et de Markey Avenue.

 

2 CLASSIQUES DE SERGIO LEONE

POUR UNE POIGNÉE DE DOLLARS

ET LE BON, LA BRUTE ET LE TRUAND

99 ¢ LA SÉANCE

 

Une fille blonde avec des bigoudis dans les cheveux était assise à la caisse, mâchant du chewing-gum, écoutant Led Zeppelin sur son transistor et lisant un de ces journaux à sensation tant appréciés de Mme Shaw. À sa gauche, une affiche représentait Clint Eastwood.

Jake savait qu’il devait se presser – il était presque quinze heures –, mais il s’arrêta quelques instants pour contempler l’affiche sous son écran de verre lézardé. Eastwood portait un poncho mexicain. Un cigarillo était planté entre ses dents. Il avait relevé le poncho sur son épaule pour dégager son revolver. Ses yeux étaient d’un bleu pâle et fané. Des yeux de bombardier.

Ce n’est pas lui, pensa Jake, mais c’est presque lui. C’est surtout les yeux… il a presque les mêmes yeux.

— Tu m’as laissé tomber, dit-il à l’homme sur l’affiche, l’homme qui n’était pas Roland. Tu m’as laissé mourir. Que va-t-il se passer cette fois-ci ?

— Hé, gamin, dit la caissière blonde, faisant sursauter Jake. Tu rentres ou tu restes là à parler tout seul ?

— Non, merci. J’ai déjà vu ces deux films.

Il se remit en route, tourna à gauche dans Markey Avenue.

Il attendit de nouveau d’avoir un souvenir du futur, mais aucun ne lui vint. Il se trouvait dans une rue inondée de soleil et bordée d’immeubles gris ressemblant à des cages à lapins. Quelques jeunes femmes déambulaient sur les trottoirs, poussant leurs landaus et bavardant avec lassitude, mais la rue était presque déserte. Il faisait beaucoup trop chaud pour un mois de mai – beaucoup trop chaud pour se promener.

Qu’est-ce que je cherche ici, au juste ?

Un éclat de rire masculin retentit derrière lui. Il fut aussitôt suivi par un cri outragé et indiscutablement féminin.

— Rends-moi ça, Henry ! Je ne plaisante pas !

Jake se retourna et découvrit deux garçons… le premier âgé d’au moins dix-huit ans et le second beaucoup plus jeune… douze ou treize ans, pas plus. Lorsqu’il l’aperçut, Jake eut l’impression que son cœur faisait un looping dans sa poitrine. L’adolescent portait un pantalon de velours côtelé vert et non un short, mais le T-shirt jaune était le même et il tenait un vieux ballon de basket sous son bras. Bien qu’il tournât le dos à Jake, celui-ci sut tout de suite qu’il avait retrouvé le jeune garçon de son rêve.

 

 

21

 

C’était la caissière aux bigoudis qui avait poussé le cri. L’aîné des deux garçons – qui était assez vieux pour qu’on l’appelle jeune homme – tenait son journal à la main. Elle chercha à le saisir. Le jeune homme – il portait un jean noir et un T-shirt noir aux manches relevées – le leva au-dessus de sa tête et sourit de toutes ses dents.

— Saute, Maryanne ! Allez, saute !

Elle lui lança un regard furibond.

— Rends-moi ça ! Arrête de faire l’imbécile et rends-moi mon journal ! Salaud !

— Ooooh, écoute donc ça, Eddie ! dit le jeune homme. Quelle grossièreté ! Voilà qui n’est pas très gentil !

Sans cesser de sourire, il agita le journal devant lui, hors de portée de la caissière blonde, et Jake comprit soudain ce qui se passait. Ces deux-là rentraient de l’école – même s’ils ne fréquentaient pas le même établissement, vu leur différence d’âge – et l’aîné s’était dirigé vers la caisse du cinéma, prétendant avoir quelque chose d’intéressant à raconter à la blonde. Puis il avait glissé une main sous l’hygiaphone et lui avait piqué son journal.

Jake avait déjà vu le visage du jeune homme ; c’était le visage d’un gamin pour lequel le comble de l’humour consiste à enduire d’essence la queue d’un chat ou à donner à un chien affamé une boule de viande contenant un hameçon. Le genre de gamin qui s’assied toujours au fond de la classe, tire sur le soutien-gorge de sa voisine et s’exclame : « Qui ça ? Moi ? » quand elle se plaint, sans jamais se départir de son sourire innocent. Il n’y avait pas beaucoup de types dans son genre à Piper, mais il y en avait quand même quelques-uns. Il devait y en avoir dans toutes les écoles, pensa Jake. Ils étaient mieux habillés à Piper, mais leur visage était le même. Dans le temps, pensa-t-il, on devait dire d’eux qu’ils étaient nés pour finir sur l’échafaud.

Maryanne chercha à attraper son journal que le jeune homme vêtu de noir avait roulé. Il l’écarta juste avant qu’elle ne le saisisse, puis lui en donna un coup sur la tête, comme à un chien qui vient de pisser sur le tapis. Elle s’était mise à pleurer – des larmes d’humiliation, pensa Jake. Elle avait le visage en feu.

— Eh bien, garde-le ! hurla-t-elle. Tu ne sais pas lire, mais tu peux au moins regarder les images !

Elle fit mine de se détourner.

— Allez, rends-lui son canard, dit doucement le jeune garçon – le basketteur de Jake.

Le jeune homme tendit le journal. La caissière le lui arracha des mains et Jake entendit le papier se déchirer à dix mètres de distance.

— Tu n’es qu’un tas de merde, Henry Dean ! s’écria la jeune fille. Un tas de merde !

— Hé, qu’est-ce qui te prend ? (Henry semblait sincèrement froissé.) C’était une blague. Et puis je l’ai à peine déchiré – tu peux encore le lire, bordel. Ne t’énerve pas comme ça.

Et ça aussi, ça collait au personnage, pensa Jake. Les types comme Henry poussaient toujours leurs plaisanteries bêtes un peu trop loin… puis prenaient un air blessé et incompris quand on les engueulait. Et c’était toujours Qu’est-ce qui te prend ? ou Tu n’as aucun sens de l’humour, ou encore Ne t’énerve pas comme ça.

Qu’est-ce que tu fabriques avec ce mec, mon vieux ? demanda mentalement Jake. Si tu es dans mon camp, qu’est-ce que tu fabriques avec un abruti pareil ?

Mais lorsque le cadet se retourna pour s’éloigner du cinéma, Jake comprit. Les traits de l’aîné étaient plus lourds, sa peau était criblée d’acné, mais la ressemblance entre les deux était frappante. Les deux garçons étaient frères.

 

 

22

 

Jake fit demi-tour et s’avança sur le trottoir, précédant les deux frères. Il plongea une main tremblante dans sa poche, en sortit les lunettes de soleil de son père et les chaussa maladroitement.

Des voix montèrent derrière lui, comme si on réglait un poste de radio.

— Tu n’aurais pas dû l’embêter comme ça, Henry. C’était méchant.

— Elle adore ça, Eddie. (La voix de Henry exprimait la sagesse et l’indulgence.) Tu comprendras quand tu seras un peu plus grand.

— Mais elle pleurait.

— Elle a sans doute ses ragnagnas, dit Henry avec philosophie.

Ils étaient tout près à présent. Jake se mit à raser les murs. Il avait la tête basse, les mains enfouies dans les poches de son jean. Il ne savait pas pourquoi il était d’une importance vitale qu’il ne se fasse pas remarquer, mais il en était persuadé. Henry n’avait aucune importance dans cette histoire, mais…

Le plus jeune n’est pas censé se souvenir de moi, pensa-t-il. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je le sais.

Ils le dépassèrent sans lui accorder l’aumône d’un regard, Eddie marchant au bord du trottoir en faisant rebondir son ballon dans le caniveau.

— Elle avait l’air marrante, reconnais-le, disait Henry. Maryanne en train de sauter pour attraper son journal. Ouah ! Ouah !

Eddie adressa à son frère un regard qui se voulait lourd de reproche… puis il craqua et éclata de rire. Jake lut sur son visage un amour absolu et se dit qu’Eddie pardonnerait beaucoup à son grand frère avant de le considérer comme une cause perdue.

— Alors, on y va ? demanda Eddie. Tu as promis qu’on irait. Après l’école.

— J’ai dit peut-être. Je ne sais pas si j’ai vraiment envie de marcher jusque-là. Maman est sûrement rentrée à la maison. Peut-être qu’on devrait laisser tomber. Peut-être qu’on devrait aller regarder la télé.

Ils étaient à trois mètres devant Jake et s’éloignaient encore de lui.

— Oh ! Tu avais promis !

Près de l’immeuble devant lequel passaient les deux garçons se trouvait une clôture grillagée munie d’une porte. Derrière cette clôture, Jake aperçut le terrain de jeu dont il avait rêvé la nuit précédente… du moins une version légèrement différente. Il n’était pas entouré d’arbres et on n’y voyait aucune bouche de métro zébrée de rayures jaunes et noires, mais le sol de béton craquelé était le même. Ainsi que les lignes jaune pâle qui y étaient tracées.

— Ouais… peut-être. J’sais pas. (Jake se rendit compte qu’Henry taquinait son frère. Celui-ci n’en avait pas conscience ; il ne pensait qu’à l’endroit où il souhaitait aller.) Faisons une petite partie pendant que j’y réfléchis.

Il piqua le ballon à son petit frère, entra sur le terrain en dribblant maladroitement, et effectua un lancer totalement raté, le ballon rebondissant sur le panneau sans même effleurer le cerceau. Henry était très fort pour voler un journal à une fille, pensa Jake, mais il était nul en basket.

Eddie franchit la porte du terrain, déboutonna son pantalon de velours et le laissa glisser sur ses chevilles. Il portait en guise de sous-vêtement le short dont il était vêtu dans le rêve de Jake.

— Oh, le petit chou porte son petit short, dit Henry. C’est-y pas adooorable ?

Il attendit que son frère se retrouve en équilibre sur une jambe, puis lui lança le ballon. Eddie réussit à le renvoyer, évitant probablement un saignement de nez, mais il perdit l’équilibre et tomba sur le béton. Jake vit qu’il aurait pu se couper assez gravement ; une multitude de bouts de verre étincelants parsemaient le sol près de la clôture.

— Allez, Henry, arrête, dit Eddie d’une voix indulgente.

Ça faisait si longtemps qu’Henry lui faisait des blagues de ce genre qu’il ne devait les remarquer que lorsque Henry s’attaquait à d’autres victimes – la caissière blonde, par exemple.

— Allez, Henry, arrête, répéta son frère d’une voix moqueuse.

Eddie se releva et entra sur le terrain en trottinant. Le ballon avait rebondi sur la clôture et Henry avait réussi à l’attraper. Il essayait à présent de contourner son frère en dribblant. La main d’Eddie jaillit, vive comme l’éclair mais étrangement délicate, et s’empara de la balle. Il esquiva sans peine le bras de Henry et fonça vers le panier. Henry tenta de le suivre, le front plissé de rage, mais il aurait tout aussi bien pu faire la sieste. Eddie se ramassa sur la pointe des pieds, fit un bond et marqua un panier. Henry saisit le ballon et recula vers la bande jaune.

Tu n’aurais pas dû faire ça, Eddie, pensa Jake. Il s’était posté à l’extrémité de la clôture pour observer les deux frères. Il ne risquait pas grand-chose, du moins pour le moment. Il portait les lunettes de soleil de son père et les deux basketteurs étaient si occupés par leur jeu qu’ils n’auraient même pas fait attention au président Carter s’il était venu les regarder. Henry ne devait même pas savoir qui était le président Carter, pensa Jake.

Il s’attendait à voir Henry se venger de son frère en trichant, mais il avait sous-estimé l’astuce d’Eddie. Henry fit une feinte qui n’aurait même pas trompé la mère de Jake, mais Eddie sembla tomber dans le panneau. Henry esquiva son attaque et fonça gaiement vers le panier sans prendre la peine de dribbler. Jake était sûr qu’Eddie aurait pu l’intercepter et lui piquer le ballon, mais le cadet s’abstint d’intervenir. Henry lança le ballon avec maladresse, et il rebondit à nouveau sur le panneau. Eddie s’en empara… et le laissa échapper. Henry le récupéra, se retourna, et l’envoya dans le panier dépourvu de filet.

— Un à zéro, dit Henry en haletant. On va jusqu’à douze ?

— D’accord.

Jake en avait assez vu. Le match serait disputé, mais Henry en serait le vainqueur. Eddie y veillerait. Non seulement cela lui épargnerait une correction, mais de plus cela mettrait Henry de bonne humeur, cela le rendrait plus susceptible d’exaucer le souhait de son petit frère.

Hé, Ducon ! pensa-t-il. Je crois bien que ton frangin te mène par le bout du nez depuis longtemps et que tu ne t’en es jamais rendu compte, pas vrai ?

Il recula jusqu’à ce que les frères Dean disparaissent derrière l’immeuble adjacent au terrain de jeu, se rendant invisible à leurs yeux. Il s’adossa au mur et écouta le ballon rebondir sur le béton. Henry ne tarda pas à souffler comme Charlie le Tchou-tchou en train de gravir un raidillon. C’était un fumeur, bien sûr ; les types comme Henry étaient toujours de gros fumeurs.

Le match dura une dizaine de minutes, et lorsque Henry proclama sa victoire, la rue s’emplissait d’écoliers regagnant leur domicile. Quelques-uns d’entre eux regardèrent Jake d’un air curieux.

— Bien joué, Henry, dit Eddie.

— Pas mal, haleta Henry. Tu te laisses toujours avoir par mes feintes.

Bien sûr, pensa Jake. Il se laissera toujours avoir jusqu’au jour où il fera quarante kilos de plus. Ce jour-là, tu risques d’avoir une surprise.

— Sans doute. Hé, Henry, on peut aller là-bas, s’il te plaît ?

— Ouais, pourquoi pas ? Allons-y.

— Gé-nial ! s’écria Eddie. (On entendit un bruit qui ressemblait à celui d’une gifle ; sans doute les deux frères en train de se serrer la main.) T’es le chef !

— Monte à la maison. Dis à maman qu’on rentrera à 16 h 30, 16 h 45. Mais ne lui dis pas qu’on va au Manoir. Elle pense qu’il est hanté, elle aussi.

— Tu veux que je lui dise qu’on va chez Dewey ?

Silence : Henry réfléchissait.

— Nan. Elle risque de téléphoner à Mme Bunkowski. Dis-lui… dis-lui qu’on va acheter des pétards chez Dahlie. Elle te croira. Et demande-lui de te filer deux ou trois dollars.

— Elle ne me donnera pas d’argent. On ne la paie que dans deux jours.

— Connerie. Elle te donnera ce que tu veux. Allez, vas-y.

— OK ! (Mais Jake n’entendit pas Eddie partir.) Henry ?

— Quoi ? (Voix impatiente.)

— Tu crois que le Manoir est vraiment hanté ?

Jake se rapprocha du terrain de jeu. Il ne souhaitait pas se faire repérer, mais il avait l’impression qu’il devait entendre la suite.

— Nan. Les maisons hantées, ça n’existe pas – sauf dans les films.

— Oh.

On percevait un net soulagement dans la voix d’Eddie.

— Mais si jamais ça existait, reprit Henry (peut-être ne voulait-il pas que son frère soit trop soulagé, pensa Jake), le Manoir en serait une. On m’a dit qu’il y a deux ou trois ans, deux gosses de Norwood Street y sont allés pour fumer un joint et que les flics les ont retrouvés la gorge tranchée et vidés de leur sang. Mais il n’y avait pas une goutte de sang sur eux. Tu piges ? Leur sang avait disparu.

— Tu déconnes ? souffla Eddie.

— Non. Mais ce n’était pas le pire.

— C’était quoi ?

— Ils avaient les cheveux tout blancs, dit Henry.

La voix qui parvenait aux oreilles de Jake était solennelle. Il était sûr qu’Henry ne rigolait pas cette fois-ci, qu’il croyait dur comme fer à ce qu’il disait. (Il ne pensait pas non plus qu’Henry fût assez malin pour inventer une telle histoire.)

— Les cheveux blancs, tous les deux. Et ils avaient les yeux grands ouverts, comme s’ils avaient vu la chose la plus horrible du monde.

— Ah, tu me fais marcher, dit Eddie, mais sa voix était blanche.

— Tu veux toujours y aller ?

— Oui. Tant qu’on… enfin, tant qu’on s’approche pas de trop près.

— Alors va voir maman. Et essaie de lui soutirer deux ou trois dollars. J’ai besoin de clopes. Et va ranger ce foutu ballon.

Jake s’éloigna sur la pointe des pieds et entra dans l’immeuble le plus proche au moment précis où Eddie sortait du terrain de jeu.

Horrifié, il vit le garçon au T-shirt jaune se diriger droit sur lui. Bon sang ! se dit-il, consterné. Et si c’est ici qu’il habite ?

Et c’était le cas. Jake eut tout juste le temps de se retourner et de scruter la liste des occupants, et il sentit Eddie Dean le frôler, passant si près de lui qu’une odeur de sueur monta à ses narines. Il sentit également le regard machinal que le garçon jeta dans sa direction. Puis Eddie pénétra dans le hall et se dirigea vers l’ascenseur, son pantalon roulé en boule sous un bras et son vieux ballon de basket sous l’autre.

Le cœur de Jake battait la chamade. La filature était un exercice beaucoup plus délicat que ne le laissaient croire les romans policiers qu’il lisait à l’occasion. Il traversa la rue et se posta entre deux immeubles à quelques dizaines de mètres de celui des frères Dean. Il pouvait ainsi observer son entrée ainsi que celle du terrain de jeu envahi maintenant par une flopée de gosses. Henry, adossé à la clôture, fumait une cigarette et s’efforçait de jouer les adolescents torturés. De temps en temps, il tendait le pied lorsque venait à passer un petit coureur distrait, et il réussit à en faire tomber trois avant le retour d’Eddie. La dernière de ses victimes s’étala de tout son long sur le béton et s’enfuit en pleurant, le front en sang. Henry lança son mégot vers le gamin et éclata de rire.

En voilà un gars qui sait s’amuser, pensa Jake.

Après cet incident, les enfants finirent par se tenir à l’écart d’Henry. Il sortit du terrain de jeu et se dirigea vers l’immeuble où Eddie était entré cinq minutes plus tôt. Alors qu’il arrivait devant sa porte, elle s’ouvrit sur Eddie. Il avait enfilé un jean et un T-shirt propre ; il s’était ceint également le front d’un bandana vert, celui qu’il portait dans le rêve de Jake. Il brandissait deux billets d’un dollar d’un air triomphant. Henry s’en empara, puis lui posa une question. Eddie hocha la tête et les deux frères se mirent en route.

Jake les suivit à une trentaine de mètres de distance.

 

 

23

 

Debout dans les hautes herbes au bord de la Grand-Route, ils contemplaient l’anneau de parole.

Stonehenge, pensa Susannah en frissonnant. C’est à ça que ça ressemble. Stonehenge.

L’herbe qui recouvrait la plaine poussait dru au pied des grands monolithes gris, mais le disque qu’ils entouraient était de terre nue, parsemée çà et là de petits objets blancs.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à voix basse. Des cailloux ?

— Regarde mieux, dit le Pistolero.

Elle s’exécuta et vit qu’il s’agissait d’ossements. Des os de petits animaux, peut-être. Du moins l’espérait-elle.

Eddie fit passer son bâton de sa main droite à sa main gauche, essuya la droite sur sa chemise, puis y transféra le bâton. Il ouvrit la bouche mais aucun bruit n’en sortit. Il s’éclaircit la gorge avant de faire une nouvelle tentative.

— Je crois que je suis censé aller là-bas et dessiner quelque chose sur la terre.

Roland hocha la tête.

— Tout de suite ?

— Bientôt. (Eddie se tourna vers Roland.) Il y a quelque chose ici, n’est-ce pas ? Quelque chose d’invisible.

— Il n’est pas ici pour l’instant, dit Roland. Du moins je ne le crois pas. Mais il viendra. Notre khef – notre force vitale – va l’attirer. Et il garde jalousement son territoire, bien sûr. Rends-moi mon revolver, Eddie.

Eddie déboucla le ceinturon et le tendit au Pistolero. Puis il se retourna vers le cercle de monolithes hauts de six mètres. Quelque chose vivait là-dedans, aucun doute. Il le reniflait, une puanteur qui lui évoquait du plâtre humide et des canapés moisis, des matelas antiques pourrissant sous des couvertures à moitié désagrégées. Cette odeur lui était familière.

Le Manoir – c’est là que je l’ai sentie. Le jour où j’ai persuadé Henry de m’emmener voir le Manoir de Rhinehold Street, dans Dutch Hill.

Roland boucla son ceinturon, puis se baissa pour attacher la lanière de l’étui. Il leva les yeux vers Susannah.

— Nous aurons peut-être besoin de Detta Walker, dit-il. Est-ce qu’elle est dans les parages ?

— Cette salope est toujours dans les parages, dit Susannah en grimaçant.

— Bien. L’un de nous devra protéger Eddie pendant qu’il fera ce qu’il est censé faire. L’autre ne servira strictement à rien. Ce lieu appartient à un démon. Les démons ne sont pas humains, mais ils sont quand même mâles ou femelles. Le sexe est à la fois leur arme et leur faiblesse. Quel que soit le sexe de ce démon, il va s’attaquer à Eddie. Pour protéger son territoire. Pour empêcher un intrus de l’utiliser. Tu comprends ?

Susannah acquiesça. Eddie ne semblait pas les écouter. Il avait glissé sous sa chemise le carré de peau abritant sa clé et il regardait fixement l’anneau de parole, comme hypnotisé.

— Je n’ai pas le temps de t’exposer ceci en termes choisis, dit Roland à Susannah. L’un de nous devra…

— L’un de nous devra baiser avec le démon pour protéger Eddie, coupa-t-elle. Ce genre de créature ne refuse jamais de tirer un coup. C’est ça que tu veux dire ?

Roland hocha la tête.

Les yeux de Susannah se mirent à luire. C’étaient les yeux de Detta Walker, à la fois sages et cruels, amusés et cyniques, et sa voix prenait des accents de plantation sudiste, ces accents chiqués caractéristiques de Detta Walker.

— Si c’est une démone, c’est toi qui t’y colles. Mais si c’est un démon, c’est moi qui m’y colle. C’est ça ?

Roland hocha la tête.

— Et s’il est à voile et à vapeu’ ? T’as pensé à ça, mon g’and ?

Les lèvres de Roland esquissèrent un sourire presque imperceptible.

— Dans ce cas, on s’occupera de lui tous les deux. Mais rappelle-toi…

Derrière eux, Eddie murmura d’une voix lointaine :

— Tout n’est pas silencieux dans les corridors de la mort. Voyez, le dormeur s’éveille. (Il tourna vers Roland ses yeux terrorisés, hantés.) Il y a un monstre.

— Le démon…

— Non. Un monstre. Quelque chose entre les portes – entre les mondes. Quelque chose qui attend. Et il ouvre les yeux.

Susannah jeta un regard terrifié à Roland.

— Tiens-toi droit, Eddie, dit Roland. Et sois sincère.

Eddie inspira profondément.

— Je me tiendrai droit jusqu’à ce qu’il m’abatte, dit-il. Je dois y aller maintenant. Ça va commencer.

— On y va tous, dit Susannah. (Elle arqua le dos et descendit de son fauteuil roulant.) Si ce démon veut me baiser, il va baiser avec la meilleu’e baiseuse du monde. Je vais le fai’e baiser comme il a jamais baisé.

Alors qu’ils passaient entre deux monolithes pour pénétrer dans l’anneau de parole, il commença à pleuvoir.

 

 

24

 

Dès que Jake vit la maison, il comprit deux choses : premièrement, il l’avait déjà vue, dans des rêves si horribles que son esprit en avait refoulé le souvenir ; deuxièmement, c’était un lieu de mort, de meurtre et de folie. Il se trouvait au coin de Rhinehold Street et de Brooklyn Avenue, soixante-dix mètres derrière Henry et Eddie Dean, mais il sentait le Manoir tendre vers lui ses mains invisibles, ignorant les deux frères. Il lui sembla que ces mains se terminaient par des griffes. Des griffes acérées.

Elle me convoite, et je ne peux pas fuir. La mort m’attend entre ses murs… mais je ne trouverai que la folie en refusant d’y entrer. Car quelque part dans cette maison se trouve une porte fermée. J’ai la clé qui l’ouvrira et je ne pourrai espérer le salut qu’une fois de l’autre côté.

Le cœur serré, il contempla le Manoir, une maison qui exsudait l’anormalité. Elle poussait comme une tumeur au centre d’un terrain infesté de mauvaises herbes.

Les frères Dean avaient traversé Brooklyn sur une bonne longueur, marchant lentement sous le soleil impitoyable, avant de pénétrer dans un quartier qui était sûrement Dutch Hill, vu les noms hollandais de la plupart des magasins. Ils venaient de faire halte devant le Manoir. Celui-ci semblait déserté depuis plusieurs années, mais il avait remarquablement peu souffert du vandalisme. Jadis, pensa soudain Jake, ce devait vraiment être un manoir – la demeure d’un riche négociant et de sa nombreuse famille. Le bâtiment devait être peint en blanc à cette époque, mais il était à présent d’un gris sale qui était presque une absence de couleur. Ses fenêtres étaient cassées et la palissade qui l’entourait était couverte de graffitis, mais la maison elle-même était encore intacte.

Affaissée sous la chaude lumière, revenant de pierre et d’ardoise surgissant d’un dépotoir désolé, elle évoquait un chien méchant faisant semblant de dormir. Son avant-toit ressemblait à un front plissé de colère. Les planches de sa véranda étaient rugueuses et gondolées. Des volets jadis verts pendaient de guingois de part et d’autre de ses fenêtres béantes ; d’antiques rideaux y pendouillaient encore, tels des lambeaux de peau morte. Un vieux treillis ornait son mur gauche, maintenu en place par une profusion de lierre sale et poussiéreux. Il y avait une pancarte plantée dans la pelouse et un panneau apposé à la porte. Jake ne pouvait encore déchiffrer ni l’un ni l’autre.

La maison était vivante. Il le savait, il sentait sa conscience monter des planches et du toit affaissé, la sentait suinter des orbites noires de ses fenêtres. L’idée d’approcher cet horrible lieu l’emplissait d’angoisse ; l’idée d’y entrer l’emplissait d’une terreur sans nom. Mais il devait le faire. Il entendit un sourd bourdonnement dans ses oreilles – le bruit d’une ruche par un beau jour d’été – et se crut un instant sur le point de tomber dans les pommes. Il ferma les yeux… et entendit sa voix.

Tu dois venir, Jake. C’est le Sentier du Rayon, le chemin de la Tour, et c’est l’heure de ton Tirage. Sois sincère ; tiens-toi droit ; viens à moi.

Il avait toujours peur, mais cette horrible sensation de panique avait disparu. Il rouvrit les yeux et vit qu’il n’était pas le seul à avoir perçu le pouvoir et l’intelligence maligne de la maison. Eddie voulait s’éloigner de la palissade. Il se tourna vers Jake, qui aperçut ses yeux agrandis par la terreur sous son bandana vert. Son grand frère l’agrippa par les épaules et le poussa vers le portail rouillé, mais sans violence excessive ; Henry était peut-être un abruti, mais le Manoir lui inspirait autant de méfiance qu’à son frère.

Ils s’écartèrent de la palissade et restèrent quelque temps encore à contempler la maison. Jake ne pouvait pas entendre ce qu’ils se disaient, mais le ton de leurs voix trahissait leur trouble. Jake se rappela soudain ce qu’Eddie lui avait dit en rêve : Mais il y a du danger. Sois prudent… et sois rapide.

Soudain, le véritable Eddie éleva la voix et Jake put distinguer ses paroles :

— Est-ce qu’on peut rentrer à la maison, Henry ? supplia-t-il. S’il te plaît ? Je n’aime pas cet endroit.

— Espèce de fillette, dit Henry, mais Jake perçut une nuance de soulagement dans sa voix bourrue. Allez, viens.

Ils s’éloignèrent de la maison en ruine tapie derrière la palissade affaissée et se dirigèrent vers la chaussée. Jake recula d’un pas, puis se tourna vers la vitrine d’une misérable échoppe baptisée Quincaillerie d’occasion de Dutch Hill. Il suivit la progression d’Henry et d’Eddie, dont les reflets étaient superposés à l’image d’un antique aspirateur Hoover, lorsqu’ils traversèrent Rhinehold Street.

— Tu es sûr qu’elle n’est pas hantée ? demanda Eddie dès que les deux frères arrivèrent sur le trottoir à quelques pas de Jake.

— Eh bien, je vais te dire une chose, répliqua Henry. Maintenant que je l’ai revue, je n’en suis plus si sûr.

Ils passèrent à quelques centimètres de Jake sans lui accorder la moindre attention.

— Tu serais prêt à entrer dedans ? demanda Eddie.

— Non, même pas pour un million de dollars, répondit aussitôt Henry.

Ils arrivèrent au coin de la rue. Jake s’écarta de la vitrine et les regarda s’éloigner. Ils retournaient chez eux, côte à côte sur le trottoir. Henry laissait traîner ses bottes aux talons d’acier, courbant le dos comme un vieillard prématuré, tandis qu’Eddie adoptait inconsciemment une démarche beaucoup plus gracieuse. Les ombres longilignes qui les suivaient se mêlaient amicalement.

Ils rentrent chez eux, pensa Jake, envahi par une sensation de solitude si intense qu’il se crut près d’y succomber. Ils vont manger leur soupe, faire leurs devoirs, se disputer pour choisir le programme télé de leur soirée, et ensuite ils iront au lit. Henry est peut-être un crétin et une brute, mais ils ont une vie, ces deux-là, une vie qui a un sens… et ils retournent la vivre. Je me demande s’ils ont conscience de la chance qui est la leur. C’est peut-être le cas d’Eddie.

Jake fit demi-tour, ajusta les lanières de son sac à dos, et traversa Rhinehold Street.

 

 

25

 

Susannah sentit un mouvement dans la prairie déserte derrière le cercle de monolithes : un soupir, un froissement, un murmure.

— Y a quelque chose qui arrive, dit-elle d’une voix tendue. Et qui arrive vite.

— Sois prudente, dit Eddie, mais empêche-le de s’approcher de moi. Tu entends ? Empêche-le.

— J’ai compris, Eddie. Occupe-toi de tes oignons.

Eddie acquiesça. Il se mit à genoux au centre du cercle, leva le bâton devant lui comme pour en apprécier la pointe. Puis il l’abaissa et traça une ligne droite sur le sol.

— Veille sur elle, Roland…

— Je ferai mon possible, Eddie.

— … mais empêche cette créature de s’approcher de moi. Jake arrive. Ce sacré gamin arrive pour de bon.

Susannah vit les hautes herbes s’écarter au nord de l’anneau de parole, dessinant un fossé noir qui se dirigeait droit sur les monolithes.

— Tiens-toi prête, dit Roland. Il va foncer sur Eddie. L’un de nous devra le prendre en embuscade.

Susannah se dressa sur ses hanches comme un serpent jaillissant du panier d’un fakir. Ses poings serrés étaient plaqués contre ses tempes. Ses yeux étincelaient.

— Je suis prête, dit-elle, puis elle s’écria : Viens pa’ici, mon g’and ! Viens pa’ici tout de suite ! J’ai un cadeau pou’toi !

La pluie redoubla d’intensité lorsque le démon regagna son cercle dans un coup de tonnerre. Susannah eut le temps de percevoir sa virilité impitoyable – elle l’enregistra comme une odeur de gin et de genièvre à vous donner les larmes aux yeux –, puis il fonça vers le centre de l’anneau de parole. Elle ferma les yeux et se tendit vers lui, ni avec ses bras ni avec son esprit, mais avec l’essence féminine qui se trouvait au cœur de son être : Hé, mon g’and ! Où tu vas comme ça ? Ma chatte est pa’ici !

Le démon pivota. Elle sentit sa surprise… puis son appétit cru, aussi palpitant qu’une artère à vif. Il bondit sur elle comme un violeur surgissant de la gueule d’une ruelle.

Susannah hurla et se convulsa, ses tendons saillirent sur sa gorge. Sa robe s’aplatit sur ses seins et son ventre, puis fut aussitôt réduite en lambeaux. Elle entendait un halètement qui venait de partout, comme si l’air lui-même avait décidé de copuler avec elle.

— Suzie ! s’écria Eddie, et il fit mine de se redresser.

— Non ! hurla-t-elle en réponse. Fais ton boulot ! Je tiens ce fils de pute et je ne le lâche’ai pas ! Vas-y, Eddie ! Amène le gamin ! Amène-le… (Un pieu glacé déchira les chairs tendres entre ses jambes. Elle grogna, tomba en arrière… puis s’appuya sur une main et répondit aux coups de boutoir du monstre par un coup de reins.) Amène-le de ce côté !

Eddie jeta un regard hésitant à Roland, qui hocha la tête. Eddie se tourna de nouveau vers Susannah, les yeux emplis d’une sombre douleur et d’une terreur plus sombre encore, puis, délibérément, il tourna le dos à ses deux compagnons et retomba à genoux. Il brandit le bâton pointu qui était devenu un crayon de fortune, ignorant la pluie glacée qui tombait sur ses bras et sa nuque. Le bâton se mit à bouger, traça des lignes et des angles, dessina une forme que Roland reconnut aussitôt.

Une porte.

 

 

26

 

Jake tendit une main, la posa sur le portail hérissé d’échardes, et le poussa. Il s’ouvrit lentement en grinçant de toutes ses charnières rouillées. Devant lui se déroulait une allée de brique accidentée. Plus loin, la véranda. Encore plus loin, la porte. Elle était condamnée.

Il se dirigea lentement vers la maison, sentant son cœur télégraphier des points et des tirets dans sa gorge. L’herbe poussait haut entre les briques de l’allée. Il la sentait frôler son blue-jean. Tous ses sens semblaient fonctionner au-delà du maximum. Tu ne vas pas vraiment entrer là-dedans, n’est-ce pas ? demanda une voix paniquée dans sa tête.

La réponse qu’il lui donna lui parut à la fois complètement dingue et parfaitement raisonnable : Toutes choses servent le Rayon.

La pancarte plantée dans la pelouse annonçait :

 

DÉFENSE ABSOLUE D’ENTRER

SOUS PEINE DE POURSUITES !

 

Le carré de papier jauni et piqueté de rouille qui était collé sur l’une des planches de la porte était plus succinct :

 

PROPRIÉTÉ CONDAMNÉE

PAR ARRÊTÉ MUNICIPAL

 

Jake s’arrêta en bas des marches pour examiner la porte. Il avait entendu des voix dans le terrain vague, et il les entendait de nouveau… mais c’était à présent un chœur de damnés, un salmigondis de menaces et de promesses également démentes. Il pensait cependant n’entendre qu’une seule voix. La voix de la maison ; la voix de quelque gardien monstrueux venant de se réveiller après un long sommeil agité.

Il pensa brièvement au Ruger de son père, envisagea même de le sortir de son sac à dos, mais à quoi lui servirait-il ? Derrière lui, les voitures roulaient dans Rhinehold Street et une mère hurlait à sa fille d’arrêter de faire les yeux doux à ce garçon et de rentrer le linge, mais ici, c’était un autre monde, un monde où régnait un être lugubre sur lequel les armes à feu n’avaient aucun pouvoir.

Sois sincère, Jake – tiens-toi droit.

— D’accord, murmura-t-il d’une voix tremblante. D’accord, je vais essayer. Mais tu as intérêt à ne plus me laisser tomber.

Lentement, il commença à gravir les marches du perron.

 

 

27

 

Les planches qui condamnaient la porte étaient vieilles et pourries, leurs clous étaient tout rouillés. Jake saisit les deux planches entrecroisées en haut du battant et tira. Elles cédèrent en grinçant comme l’avait fait le portail. Il les jeta par-dessus la rambarde et elles atterrirent dans un massif où ne poussait plus que du chiendent. Il se pencha, agrippa les deux planches du bas… et se figea un instant.

On entendait un bruit sourd derrière la porte ; le grondement d’un animal affamé tapi à l’intérieur d’un conduit de béton. Jake sentit une pellicule de sueur malsaine lui recouvrir les joues et le front. Il était si terrifié qu’il avait l’impression de ne plus exister vraiment ; comme s’il était devenu un personnage dans le cauchemar d’un autre.

Derrière cette porte se trouvait le chœur maléfique, la présence maligne. Sa voix suintait des planches comme un sirop qui aurait tourné à l’aigre.

Il tira sur les deux planches. Elles cédèrent sans difficulté.

Bien sûr, pensa-t-il. Il veut que j’entre là-dedans. Il a faim et je suis son plat de résistance.

Quelques vers lui revinrent à l’esprit, le passage d’un poème que leur avait lu Mme Avery. Ce poème était censé évoquer le trouble de l’homme moderne, coupé de ses racines et de ses traditions, mais Jake était persuadé que son auteur avait vu cette maison :

 

Et je te montrerai quelque chose qui n’est

Ni ton ombre au matin marchant derrière toi,

Ni ton ombre le soir surgie à ta rencontre,

Je te montrerai[9]

 

— Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière, marmonna Jake en posant une main sur le bouton de porte.

À ce moment-là, il fut de nouveau empli de soulagement et d’assurance : cette fois-ci, la porte s’ouvrirait sur un autre monde, il verrait un ciel qui n’avait jamais connu le brouillard collant de la ville et les fumées d’usine, et à l’horizon, non pas les montagnes mais les flèches bleutées d’une immense cité inconnue.

Il referma ses doigts sur la clé cachée dans sa poche, espérant que la porte serait fermée afin qu’il puisse l’ouvrir. Elle n’était pas fermée. Les charnières grincèrent et il en tomba des particules de rouille lorsque la porte tourna lentement sur ses gonds. L’odeur de pourriture lui fit l’effet d’un coup de poing en pleine figure : bois saturé d’humidité, plâtre spongieux, tapisseries moisies, kapok centenaire. Ces odeurs en dissimulaient une autre : la puanteur d’une tanière. Devant lui se trouvait un couloir sombre et humide. À sa gauche, un escalier tortueux grimpait au premier étage. Les débris de sa rampe gisaient sur le parquet de l’entrée, mais Jake n’était pas stupide au point de croire que ces débris étaient uniquement des bouts de bois. Il s’y trouvait aussi des os – des os de petits animaux. Certains d’entre eux ne semblaient pas provenir d’animaux, et Jake se refusa à les examiner en détail ; il savait qu’il n’aurait jamais le courage de poursuivre s’il s’attardait à cette tâche. Il resta immobile sur le seuil, rassemblant son courage pour faire le premier pas. Il entendit un bruit étouffé, sec et saccadé, et se rendit compte que c’était celui de ses dents qui claquaient.

Pourquoi personne ne vient-il m’arrêter ? pensa-t-il, paniqué. Pourquoi n’y a-t-il pas un seul passant pour s’écrier : « Hé, toi là-bas ! C’est défendu d’entrer là-dedans – tu ne sais pas lire ? »

Mais il le savait parfaitement. Les piétons changeaient souvent de trottoir en arrivant au niveau du Manoir, et ceux qui n’en faisaient rien ne s’attardaient guère.

Même si quelqu’un jetait un coup d’œil dans ma direction, il ne me verrait pas parce que je ne suis pas vraiment ici. J’ai laissé ce monde derrière moi, pour le meilleur ou pour le pire. J’ai déjà commencé à traverser. Son monde est quelque part devant moi. Ceci…

Ceci était l’enfer qui séparait les deux mondes.

Jake pénétra dans le couloir, et même s’il poussa un hurlement lorsque la porte se referma derrière lui comme celle d’un mausolée, il ne fut pas surpris.

Au fond de lui, il ne fut pas surpris du tout.

 

 

28

 

Il était une fois une jeune femme nommée Detta Walker qui aimait fréquenter les tavernes et les bouis-bouis de Ridgeline Road, dans la banlieue de Nutley, et de la route 88 ; près des lignes à haute tension, dans les environs d’Amhigh. Elle avait de belles gambettes en ce temps-là, comme dit la chanson, et elle savait s’en servir. Elle portait souvent une robe moulante bon marché qui ressemblait à une robe de soie et elle dansait avec les jeunes Blancs pendant que l’orchestre jouait de bons vieux airs entraînants comme Double Shot of My Baby’s Love et The Hippy-Hippy Shake. Au bout d’un certain temps, elle choisissait un cul blanc parmi l’assemblée et se laissait conduire dans sa voiture. Là, elle se mettait à le peloter sérieusement (personne ne savait embrasser comme Detta Walker, et elle savait aussi se servir de ses mains) jusqu’à ce qu’il soit sur le point de devenir fou… et puis elle le plantait là. Que se passait-il ensuite ? Excellente question, pas vrai ? C’était le but du jeu. Certains se mettaient à pleurer et à supplier – pas mal, mais pas génial non plus. D’autres se mettaient à gronder et à écumer, ce qui était nettement mieux.

On lui avait donné des coups sur la tête, on lui avait poché l’œil au beurre noir, on lui avait craché dessus, on lui avait même décoché un coup de pied au cul qui l’avait envoyée embrasser le gravier du parking du Moulin-Rouge, mais on ne l’avait jamais violée. Tous ces culs blancs étaient rentrés chez eux les couilles pleines, tous jusqu’au dernier. Ce qui signifiait, aux yeux de Detta Walker, qu’elle était la championne, la reine. De quoi ? D’eux tous. De tous ces ’culés d’culs blancs aux cheveux coupés en brosse, à la braguette ouverte et à la bite frustrée.

Jusqu’à aujourd’hui.

Elle n’avait aucun moyen d’échapper au démon qui vivait dans l’anneau de parole. Pas de poignée de porte à saisir, pas de voiture à fuir, pas de taverne où s’abriter, pas de joue à gifler, pas de visage à griffer, pas de couilles à frapper si le salaud de cul blanc était lent à la détente.

Le démon fut sur elle… puis, en un éclair, il fut en elle. Il était bien mâle.

Elle ne le voyait pas, mais elle sentit sa masse la pousser en arrière. Elle ne voyait pas ses mains, mais elle vit sa robe se déchirer en plusieurs endroits sous leurs griffes. Puis, soudain, la douleur. Elle eut l’impression qu’on lui déchirait les chairs et poussa un cri de surprise et de souffrance. Eddie se tourna vers elle, les yeux plissés.

— Tout va bien ! hurla-t-elle. Continue, Eddie, ne t’occupe pas de moi ! Tout va bien !

Mais c’était faux. Pour la première fois depuis que Detta était entrée sur le champ de bataille du sexe à l’âge de treize ans, elle perdait. Une horrible masse froide et turgescente la pénétra ; on aurait dit qu’elle se faisait baiser par un pic de glace.

Du coin de l’œil, elle vit Eddie se retourner et recommencer à dessiner sur le sol, abandonnant son air soucieux au profit de la froide détermination qu’elle pouvait parfois percevoir en lui et lire sur son visage. Eh bien, c’était ce qu’il fallait, n’est-ce pas ? Elle lui avait dit de continuer, de ne pas s’occuper d’elle, de faire le nécessaire pour faire passer le garçon de ce côté. C’était son rôle dans le tirage de Jake, et elle n’avait pas le droit de détester ces deux hommes qui ne lui avaient nullement forcé la main pour l’accomplir, mais elle les détesta néanmoins lorsque la froidure l’envahit et qu’Eddie se détourna d’elle ; en fait, elle aurait pu leur arracher leurs couilles de culs blancs.

Puis Roland fut à ses côtés, posa des mains robustes sur ses épaules, et elle entendit sa voix bien qu’il n’eût pas prononcé un mot : Ne résiste pas. Si tu lui résistes, tu mourras. Le sexe est son arme, Susannah, mais c’est aussi sa faiblesse.

Oui. C’était toujours leur faiblesse. La seule différence, c’était qu’elle allait devoir en donner un peu plus cette fois-ci – mais peut-être était-ce à son avantage. Peut-être que, cette fois-ci, elle parviendrait à obliger ce cul blanc de démon à payer un peu plus.

Elle força ses cuisses à se détendre. Elles s’écartèrent aussitôt, creusant de profonds sillons dans le sol. Elle rejeta la tête en arrière, offrant son visage à la pluie de plus en plus diluvienne, et sentit la tête du démon dodeliner au-dessus d’elle, sentit ses yeux boire goulûment les grimaces qui lui déformaient les traits.

Elle leva une main comme pour le gifler… et la posa doucement sur la nuque de son violeur démoniaque. Elle crut palper une poignée de fumée solidifiée. Et ne le sentait-elle pas reculer d’un pouce, surpris par cette caresse ? Elle souleva son bassin, se servant de la nuque invisible comme point d’appui. En même temps, elle écarta encore les jambes, achevant de retrousser ce qui restait de sa robe. Bon Dieu, il était énorme !

— Allez, haleta-t-elle. Tu ne vas pas me violer. Oh que non ! Tu veux me baiser ? C’est moi qui vais te baiser. Je vais te baiser comme tu n’as jamais été baisé ! Je vais te baiser à mo’t !

Elle sentit trembler le membre qui la pénétrait ; sentit le démon essayer, l’espace d’un instant, de se retirer et de reprendre ses esprits.

— Non, mon ché’i, coassa-t-elle. (Elle resserra les cuisses, emprisonnant le démon dans son étreinte.) Ça ne fait que commencer.

Elle souleva ses fesses, besognant la présence invisible. Elle leva sa main libre, croisa solidement ses dix doigts, et se laissa retomber en arrière, les hanches levées vers l’avant, les bras accrochés au néant. Elle secoua la tête pour écarter de ses yeux ses cheveux trempés de sueur ; ses lèvres dessinèrent un sourire de requin.

Lâche-moi ! hurla une voix dans son esprit. Mais elle sentait le propriétaire de cette voix réagir malgré lui à ses avances.

— Pas question, mon chou. Tu m’as voulue… tu m’as eue. (Elle donna un coup de reins, s’accrocha, se concentra sur la froidure qui était en elle.) Je vais fai’e fond’e ce glaçon, mon chou, et qu’est-ce que tu vas fai’e quand il au’a dispa’u, hein ?

Son bassin allait et venait, allait et venait. Elle serra férocement les cuisses, ferma les yeux, griffa la nuque invisible, et pria pour qu’Eddie fasse vite.

Elle ne savait pas combien de temps elle pourrait tenir.

 

 

29

 

Le problème était tout simple, pensa Jake : quelque part dans cette horrible ruine puante se trouvait une porte fermée. La bonne porte. Il lui suffisait de la trouver. Mais c’était difficile, car il sentait une présence se matérialiser dans la maison. La cacophonie de voix commençait à se fondre en un unique son – un sourd murmure rauque.

Et cela s’approchait.

Il y avait une porte ouverte sur sa droite. À côté d’elle, punaisé au mur, un daguerréotype jauni représentant un homme pendu à un arbre mort comme un fruit pourri. Derrière la porte, une pièce qui avait sans doute été jadis une cuisine. Le poêle avait disparu, mais une antique glacière – le modèle surmonté d’un tonnelet frigorifique – trônait encore sur le linoléum gondolé. Sa porte était béante. Une matière noire s’était coagulée sur ses étagères, formant une épaisse flaque au dernier niveau. Les placards de la cuisine étaient grands ouverts. Il vit dans l’un d’eux ce qui était sans doute la plus vieille boîte de crabe du monde. La tête d’un rat mort dépassait d’un autre placard. Ses yeux blancs semblaient mobiles et Jake comprit au bout de quelques instants que ses orbites étaient emplies de vers grouillants.

Quelque chose tomba dans ses cheveux avec un bruit mat. Il poussa un cri de surprise, leva une main et saisit un objet qui évoquait une balle molle et couverte de poils. Il le dégagea et vit qu’il s’agissait d’une araignée dont le corps bouffi avait la couleur d’un hématome. Elle le regarda de ses yeux stupides et maléfiques. Jake la jeta contre le mur. Elle explosa et glissa jusqu’au plancher, agitant faiblement les pattes.

Une deuxième araignée chut sur sa nuque. Jake sentit une morsure douloureuse à la naissance de ses cheveux. Il recula en courant jusqu’à l’entrée, trébucha sur les débris de la rambarde, tomba par terre et sentit l’araignée crever sous son poids. Ses entrailles – humides, poisseuses et grouillantes – coulèrent entre ses omoplates comme du jaune d’œuf chaud. Il aperçut d’autres araignées sur le seuil de la cuisine. Certaines étaient suspendues à leur fil invisible comme d’obscènes boules de Noël ; d’autres s’étaient laissées tomber sur le sol avec un bruit mou et trottinaient impatiemment dans sa direction.

Jake se releva d’un bond sans cesser de hurler. Il sentit dans son esprit quelque chose qui ressemblait à une corde tendue et qui commençait à se rompre. Il supposa que c’était sa raison et c’est à ce moment-là que son courage considérable finit par le trahir. Il ne pouvait plus supporter cette quête, quel qu’en fût l’enjeu. Il se mit à courir, bien décidé à s’enfuir si c’était encore possible, et s’aperçut trop tard qu’il s’était trompé de direction et s’enfonçait dans le Manoir au lieu de se diriger vers la véranda.

Il s’engouffra dans une pièce trop vaste pour être un salon ou une salle de séjour ; elle ressemblait à une salle de bal. Des lutins à l’étrange sourire cruel gambadaient sur la tapisserie, le fixant de leurs yeux vicieux sous leur bonnet vert. Un canapé couvert de moisissures était poussé contre le mur. Au centre du parquet gondolé gisait un lustre en pièces, sa chaîne rouillée serpentant parmi les perles et les pendeloques couvertes de poussière. Jake contourna l’obstacle, jetant un regard terrifié par-dessus son épaule. Il ne vit aucune araignée ; si son dos n’avait pas encore été couvert de cet horrible fluide, il aurait pu croire qu’il avait imaginé leur présence.

Il se retourna et fit halte, stupéfait. Devant lui, une porte-fenêtre coulissante entrebâillée. Plus loin, un nouveau couloir. Au bout de ce couloir, une porte fermée au bouton doré. Sur cette porte étaient écrits – ou peut-être gravés – deux mots :

 

LE GARÇON

 

Sous le bouton de porte, il y avait une plaque d’argent et un trou de serrure.

Je l’ai trouvée ! s’exclama mentalement Jake. Je l’ai enfin trouvée ! C’est elle ! C’est la porte !

Derrière lui monta un sourd grognement, comme si la maison commençait à se déchirer. Jake se retourna vers la salle de bal. Le mur du fond était en train de se gonfler, poussant devant lui l’antique canapé. La tapisserie frémit ; les lutins se mirent à danser la gigue. Çà et là, le papier se déchirait et s’enroulait vers le haut, tel un store vénitien fermé trop brusquement. La surface de plâtre saillait comme le ventre d’une femme enceinte. Jake entendit une série de craquements lorsque les lattes de la cloison se brisèrent, se rassemblant pour façonner une forme encore invisible. Et le bruit gagnait en intensité. Mais ce n’était plus exactement un grognement ; on aurait davantage dit un grondement.

Il contempla la scène, hypnotisé, incapable de détourner les yeux.

Contrairement à son attente, le plâtre ne se craquela pas pour vomir ses fragments sur le plancher ; il semblait être devenu malléable, et à mesure que le mur continuait d’enfler, formant une grosse boule irrégulière sur laquelle pendaient encore des lambeaux de tapisserie, sa surface commença à se façonner en collines et en vallons. Soudain, Jake s’aperçut qu’il avait sous les yeux un immense visage mouvant qui émergeait du mur. Comme celui d’un homme masqué par un drap mouillé.

On entendit un craquement sec et un bout de latte jaillit du mur ondoyant. Il devint la pupille longiligne d’un œil. Plus bas, le mur s’ouvrit sur une bouche ricanante aux crocs acérés. Jake vit des bouts de tapisserie pendre à ses lèvres et à ses gencives.

Une main de plâtre s’extirpa du mur, traînant derrière elle un bracelet de fils électriques pourris. Elle saisit le canapé et l’écarta violemment, laissant sur son tissu sombre des empreintes d’un blanc spectral. De nouvelles lattes jaillirent lorsque les doigts de plâtre s’agitèrent. Elles formèrent des griffes plantées d’échardes. Le visage s’était à présent dégagé du mur et fixait Jake de son œil de bois. Un lutin de papier dansait encore sur son front. On aurait dit un tatouage excentrique. Il y eut un grincement visqueux lorsque la créature commença à ramper. La porte donnant sur l’entrée sortit de ses gonds pour devenir une épaule difforme. La main de la créature racla le plancher, éparpillant les débris du lustre.

Jake retrouva ses esprits. Il fit demi-tour, s’engouffra par la porte-fenêtre et fonça dans le second couloir, son sac battant sur son dos et sa main droite plongeant dans sa poche à la recherche de la clé. Son cœur battait comme une usine aux machines déréglées. Derrière lui, la chose qui était sortie des boiseries du Manoir poussa un beuglement, et bien qu’il n’ait pu distinguer ses paroles, Jake savait ce qu’elle lui disait ; elle lui disait d’arrêter, elle lui disait qu’il était inutile de fuir, elle lui disait qu’il n’y avait aucune issue. La maison tout entière semblait douée de vie ; l’air résonnait des cris du parquet et du fracas des poutres. La voix folle du gardien de la porte était omniprésente.

Les doigts de Jake se refermèrent sur la clé. Lorsqu’il la sortit de sa poche, une de ses encoches accrocha l’étoffe de son pantalon. La clé glissa de ses doigts poisseux de sueur. Elle tomba sur le parquet, rebondit, retomba entre deux planches gondolées et disparut.

 

 

30

 

— Il est en danger ! s’écria Eddie.

Sa voix parut lointaine à Susannah. Elle avait sa part de danger, elle aussi… mais elle pensait quand même se débrouiller plutôt bien.

Je vais fai’e fond’e ce glaçon, mon chou, avait-elle dit au démon, et qu’est-ce que tu vas fai’e quand il au’a dispa’u, hein ?

Elle ne l’avait pas exactement fait fondre, mais elle l’avait altéré. Le membre qui la fouillait ne lui procurait aucun plaisir, mais au moins la douleur s’était-elle atténuée et la froidure avait-elle disparu. Il était pris au piège, incapable de se dégager. Et ce n’était pas avec son corps qu’elle le retenait. Roland avait dit que le sexe était à la fois son arme et sa faiblesse, et il avait raison, comme d’habitude. Le démon l’avait prise, mais elle l’avait pris en retour, et c’était comme si tous deux avaient eu un doigt coincé dans un tube d’où tous leurs efforts étaient impuissants à le faire sortir.

Il ne lui restait plus qu’une idée à laquelle s’accrocher ; toute autre pensée cohérente avait disparu de son esprit. Elle devait maintenir cette créature vicieuse, terrifiée, sanglotante, dans la nasse de son propre désir. Le démon se débattait, se convulsait en elle, la suppliant de le libérer tout en usant de son corps avec une intensité frénétique, mais elle refusait de le lâcher.

Et que va-t-il se passer quand je serai obligée de le lâcher ? se demanda-t-elle avec désespoir. Comment va-t-il me faire payer ce que je lui ai fait ?

Elle n’en avait aucune idée.

 

 

31

 

La pluie tombait à verse, menaçant de transformer l’anneau de parole en océan de boue.

— Trouve-moi quelque chose pour protéger la porte ! hurla Eddie. La pluie va l’effacer !

Roland jeta un coup d’œil en direction de Susannah et vit qu’elle luttait toujours avec le démon. Ses yeux étaient mi-clos, sa bouche déformée par un rictus. Il ne voyait ni n’entendait la créature, mais percevait ses convulsions furieuses et frénétiques.

Eddie tourna vers lui son visage ruisselant.

— Tu m’entends ? hurla-t-il. Trouve-moi quelque chose pour protéger cette putain de porte, et TOUT DE SUITE !

Roland attrapa une peau tannée dans leur paquetage et en saisit un coin dans chaque main. Puis il écarta les bras et se pencha au-dessus d’Eddie, lui fournissant un abri précaire. La pointe du bâton d’Eddie était couverte de boue. Il l’essuya sur son bras, y laissant une traînée couleur de chocolat noir, puis agrippa son crayon improvisé et se pencha sur son dessin. Cette porte n’était pas exactement aussi grande que celle que devait franchir Jake – peut-être faisait-elle les trois quarts de sa taille –, mais elle serait assez grande pour lui permettre le passage… si les clés marchaient.

À condition qu’il ait une clé, c’est ça que tu penses ? se demanda Eddie. Suppose qu’il l’ait laissée tomber… ou que cette maison l’ait obligé à la laisser tomber ?

Il dessina une plaque sous le cercle qui représentait le bouton de porte, hésita, puis traça les contours familiers d’un trou de serrure :

 

Description : image

 

Il hésita de nouveau. Il y avait autre chose à faire, mais quoi ? Il avait de la peine à réfléchir, car une tempête semblait souffler dans son esprit, une tempête qui emportait sur ses ailes des pensées aléatoires plutôt que des granges ou des poulaillers arrachés au sol.

— Allez, mon chou ! hurla Susannah derrière lui. Tu ne tiens plus le ’ythme ! Qu’est-ce qui te p’end ? Je c’oyais que tu étais un g’and ga’çon !

Garçon. C’est ça.

Il écrivit soigneusement LE GARÇON au-dessus de la porte avec la pointe de son bâton. À l’instant précis où il achevait de tracer le N, son dessin s’altéra. Le cercle de terre sombre qu’il avait tracé s’assombrit encore plus… et le dessin émergea du sol, devenant un bouton de porte luisant. Et un faible rai de lumière jaillit du trou de la serrure.

Derrière lui, Susannah poussa un nouveau cri, encourageant le démon à s’activer, mais sa voix semblait épuisée. Il fallait en finir, et vite.

Eddie se courba comme un musulman à l’heure de la prière et colla son œil au trou de serrure qu’il avait dessiné. Il regarda à travers et découvrit son propre monde, découvrit la maison qu’Henry et lui étaient allés voir en mai 1977, sans savoir (mais Eddie l’avait su ; oui, il l’avait sans doute su) qu’ils étaient suivis par un garçon venu d’une autre partie de la ville.

Il vit un couloir. Jake était à quatre pattes sur le parquet et tirait frénétiquement sur une latte. Quelque chose fonçait sur lui. Eddie le voyait sans le voir vraiment – on aurait dit qu’une partie de son esprit refusait de le voir, comme si voir cette chose avait signifié la comprendre, et par là même devenir fou.

— Dépêche-toi, Jake ! hurla-t-il dans le trou de la serrure. Grouille-toi, bon Dieu !

Au-dessus de l’anneau de parole, le tonnerre déchira le ciel comme un coup de canon, et la pluie se transforma en grêle.

 

 

32

 

Jake resta figé pendant quelques instants, fixant l’étroite fente où la clé venait de tomber.

Aussi incroyable que cela parût, il avait envie de dormir.

Ça n’aurait pas dû arriver, pensa-t-il. C’en est trop. Je ne peux pas continuer comme ça, même une minute, même une seconde de plus. Je vais me blottir contre cette porte, voilà ce que je vais faire. Je vais m’endormir, comme ça, tout de suite, et quand ce monstre m’attrapera pour me manger, je ne me réveillerai plus jamais.

Puis la créature surgie du mur poussa un grognement, et lorsque Jake leva les yeux, toute idée de renoncement fut balayée de son esprit par une onde de terreur. La chose s’était complètement extirpée du mur, immense tête de plâtre à l’œil de bois et à la main de plâtre. Des morceaux de lattes hérissaient son crâne, telle une chevelure dans un dessin d’enfant. Elle vit Jake et ouvrit la bouche, révélant ses dents de bois déchaussées. Elle poussa un nouveau grognement. De la poussière plâtreuse jaillit de sa bouche comme de la fumée de cigare.

Jake tomba à genoux et regarda dans la fente. La clé était un brave éclat d’argent scintillant dans les ténèbres, mais la fente était trop étroite pour laisser passer ses doigts. Il saisit l’une des lattes et tira dessus de toutes ses forces. Les clous qui la maintenaient en place gémirent… mais tinrent bon.

Il y eut un violent fracas. Il regarda au bout du couloir et vit la main de plâtre, qui était encore plus grande que son corps, agripper le lustre et l’écarter violemment. La chaîne rouillée qui l’avait jadis soutenu claqua comme un fouet puis retomba dans un lourd craquement métallique. Une lampe morte maintenue par une chaîne également rouillée tressauta au-dessus de Jake, verre sale et cuivre vert-de-grisé grinçant l’un contre l’autre.

La tête du gardien, uniquement reliée à son épaule difforme et à son bras tendu, rampa sur le parquet. Derrière elle, ce qui restait du mur s’effondra dans un nuage de poussière. Un instant plus tard, les débris s’assemblèrent pour former le dos osseux et voûté de la créature.

Le gardien de la porte vit que Jake le regardait et sembla lui sourire. Des échardes jaillirent de ses joues ridées. Il se traîna à travers la salle de bal envahie par la poussière, ouvrant et refermant la bouche comme un poisson agonisant. Sa main tâtonna en quête d’une prise et arracha une des portes-fenêtres de ses gonds.

Jake poussa un cri inarticulé et tira de nouveau sur la latte. Elle refusa de céder, mais la voix du Pistolero lui dit :

L’autre latte, Jake ! Essaie l’autre latte !

Il lâcha la latte rétive et saisit sa voisine. À ce moment-là, une autre voix prit la parole. Il ne l’entendit pas dans sa tête, mais avec ses oreilles, et comprit qu’elle venait de l’autre côté de la porte – la porte qu’il n’avait cessé de chercher depuis le jour où il n’avait pas été écrasé par une voiture.

— Dépêche-toi, Jake ! Grouille-toi, bon Dieu !

Lorsqu’il tira sur la seconde latte, elle céda si facilement qu’il faillit tomber à la renverse.

 

 

33

 

Deux femmes discutaient sur le seuil de la quincaillerie située en face du Manoir. La plus âgée en était la propriétaire ; la plus jeune était sa seule cliente au moment où retentit un fracas de murs qui s’effondrent et de poutres qui se brisent. Sans avoir conscience de ce qu’elles faisaient, les deux femmes s’étreignirent et se figèrent, tremblant comme des enfants ayant entendu un bruit dans le noir.

Un peu plus loin, trois jeunes garçons en route pour le terrain de base-ball de Dutch Hill se tournèrent vers le Manoir, bouche bée, oubliant leur caddie Red Ball empli de balles et de battes. Un livreur gara sa fourgonnette au ras du trottoir et descendit pour regarder la scène. Les clients du Henry’s Corner Market et du Dutch Hill Pub sortirent en courant de ces établissements, jetant autour d’eux des regards paniqués.

Le sol se mit à trembler et un fin réseau de lézardes s’étendit sur la chaussée de Rhinehold Street.

— C’est un tremblement de terre ? cria le livreur en direction des deux femmes paralysées sur le seuil de la quincaillerie.

Mais au lieu d’attendre une réponse, il se remit au volant de sa fourgonnette et s’empressa de filer, roulant à gauche pour passer le plus loin possible de la maison en ruine qui était l’épicentre de ce séisme.

Tout le bâtiment semblait se replier sur lui-même. Ses planches se brisèrent, jaillirent de sa façade et tombèrent sur son jardin dans une averse d’échardes. Une cascade d’ardoise grise déferla de son toit. On entendit un bang assourdissant et une longue fêlure apparut sur le mur du Manoir. La porte y disparut, puis la maison sembla entrer en implosion.

La jeune femme se dégagea soudain de l’étreinte de son aînée.

— Je fiche le camp, dit-elle, et elle courut le long de la rue sans se retourner une seule fois.

 

 

34

 

Un étrange vent brûlant se mit à souffler le long du couloir, ébouriffant les cheveux poisseux de Jake lorsque ses doigts se refermèrent sur la clé. Il croyait comprendre la nature de cet endroit et celle de sa transformation. Le gardien de la porte n’était pas seulement dans la maison, il était la maison : chaque planche, chaque plinthe, chaque poutre, chaque ardoise. Et il émergeait de sa gangue de plâtre et de bois pour reconstruire une représentation aberrante de sa véritable forme. Il avait l’intention de s’emparer de lui avant qu’il ait eu le temps d’utiliser la clé. Derrière la gigantesque tête blafarde et l’épaule difforme du monstre bossu, Jake voyait des planches, des plinthes, des fils et des morceaux de verre – ainsi que la porte d’entrée et les débris de la rambarde – surgir dans la salle de bal comme un essaim pris de folie, s’amalgamant à la forme massive, composant peu à peu l’anatomie du monstrueux homme de plâtre qui tendait vers lui ses doigts crochus.

Jake dégagea sa main de la fente et vit qu’elle était couverte d’énormes cafards. Il tapa du poing contre le mur pour les faire tomber et poussa un cri lorsque le mur s’ouvrit sous ses coups, essayant de se refermer sur son poignet. Il dégagea sa main juste à temps, pivota et enfonça la clé argentée dans le trou de la serrure.

L’homme de plâtre poussa un nouveau rugissement, mais sa voix fut étouffée l’espace d’un instant par un chant que Jake reconnut sans peine : il l’avait déjà entendu dans le terrain vague, mais les voix étaient alors plus calmes, peut-être songeuses. Ce qu’il entendait à présent était un cri de triomphe sans équivoque. Une certitude familière et toute-puissante l’emplit de nouveau, et il sut cette fois-ci qu’il ne connaîtrait nulle déception. Toute l’assurance qui lui était nécessaire était contenue dans cette voix. C’était la voix de la rose.

La lumière venue de l’entrée fut occultée par la main de plâtre lorsqu’elle démolit la seconde porte-fenêtre et pénétra dans le couloir. La tête s’encadra entre les murs, scrutant Jake de son œil maléfique. Les doigts de plâtre rampèrent vers lui comme les pattes d’une araignée géante.

Jake tourna la clé dans la serrure et sentit un soudain afflux d’énergie dans son bras. Il entendit un bruit puissant mais étouffé lorsque le pêne tourna dans le verrou. Il saisit le bouton de porte, le tourna et ouvrit la porte. Elle pivota sur ses gonds. Jake poussa un cri d’horreur en découvrant ce qu’elle dissimulait.

Le seuil était bloqué par une masse de terre, de haut en bas et de gauche à droite. Des racines en jaillissaient tels des paquets de fils électriques. Des vers, apparemment aussi déconcertés que Jake, rampaient çà et là sur le rectangle de terre. Certains s’y enfouissaient ; d’autres continuaient de se balader sur la surface, se demandant peut-être où était passé le niveau inférieur. L’un d’eux tomba sur la tennis de Jake.

La silhouette du trou de serrure resta visible quelques instants, projetant sur la chemise de Jake un faisceau de lumière laiteuse. Derrière lui – si loin, si proche –, il entendait la pluie, et le tonnerre qui déchirait le ciel. Puis le trou de serrure disparut et des doigts gigantesques se refermèrent sur la cheville de Jake.

 

 

35

 

Eddie ne sentit pas les grêlons lui cribler le corps lorsque Roland laissa choir le carré de peau et courut vers Susannah.

Le Pistolero l’agrippa par les aisselles et la traîna – le plus doucement, le plus gentiment possible – vers l’endroit où se trouvait Eddie.

— Lâche-le dès que je te le dirai, Susannah ! cria Roland. Tu as compris ? Dès que je te le dirai !

Eddie ne vit ni n’entendit tout cela. Il n’entendait que les cris poussés par Jake de l’autre côté de la porte.

L’heure était venue d’utiliser la clé.

Il la sortit de sous sa chemise et la glissa dans le trou de serrure qu’il avait dessiné. Il essaya de la tourner. La clé refusa de bouger. Même d’un millimètre. Eddie leva les yeux au ciel, inconscient des grêlons glacés qui lui criblaient le front, les joues et les lèvres, y laissant des marbrures écarlates.

— NON ! hurla-t-il. MON DIEU, JE VOUS EN PRIE ! NON !

Mais il ne reçut aucune réponse de Dieu ; rien qu’un coup de tonnerre et un éclair qui déchira le ciel empli de nuages tourmentés.

 

 

36

 

Jake fit un bond, agrippa la chaîne de la lampe qui vacillait au-dessus de lui et se libéra des doigts crochus du gardien. Il se balança d’avant en arrière, se propulsa du bout des pieds sur le rectangle de terre et recommença à se balancer comme Tarzan sur sa liane. Il leva les jambes et bourra de coups de pied les doigts du gardien, lorsqu’ils s’approchèrent de lui. La chair de plâtre s’effrita, révélant un squelette rudimentaire où les lattes remplaçaient les os. L’homme de plâtre poussa un rugissement inarticulé exprimant sa rage et son appétit. Ce bruit n’empêchait pas Jake d’entendre toute la maison s’effondrer, comme celle du conte d’Edgar Allan Pœ.

Il repartit en arrière sur sa chaîne, heurta le mur de terre tassée qui bloquait le seuil, puis repartit en avant. La main se tendit vers lui et il lui donna un coup de pied, agitant frénétiquement les jambes. Il sentit une violente douleur au pied lorsque les phalanges de bois se refermèrent. Lorsqu’il s’éloigna du gardien, il lui manquait une tennis.

Il essaya de se hisser sur la chaîne, y réussit et commença à grimper vers le plafond. Il entendit un grognement étouffé au-dessus de lui. Une fine poussière de plâtre se posait sur son visage poisseux de sueur. Le plafond commençait à s’affaisser ; la chaîne en descendait lentement, un maillon à la fois. On entendit un craquement assourdissant lorsque l’homme de plâtre réussit finalement à faire franchir le seuil du couloir à son visage avide.

Jake se balança vers lui et poussa un cri d’impuissance.

 

 

37

 

Toute panique disparut soudain de l’esprit d’Eddie. Une cape glaciale tomba sur ses épaules – une cape que Roland de Gilead avait portée maintes fois. C’était la seule armure dont disposait un vrai pistolero… la seule qui lui était nécessaire. Au même instant, une voix retentit dans son crâne. Cela faisait trois mois qu’il était hanté par de telles voix ; celle de sa mère, celle de Roland, et, bien sûr, celle d’Henry. Mais il fut soulagé de reconnaître la sienne, et de constater qu’elle était calme, rationnelle et courageuse.

Tu as vu la forme de la clé dans le feu, tu l’as revue dans le bois, et tu l’as vue parfaitement à deux reprises. Plus tard, tu as posé un bandeau de peur sur tes yeux. Enlève-le. Enlève-le et regarde une nouvelle fois. Il n’est peut-être pas trop tard.

Il avait vaguement conscience du regard sévère que le Pistolero posait sur lui ; des hurlements étouffés mais toujours pleins de défi que Susannah lançait au démon ; des cris de terreur – ou de douleur ? – que Jake poussait de l’autre côté de la porte.

Eddie ignora tout cela. Il sortit la clé du trou de serrure qu’il avait dessiné, de la porte qui était devenue réelle, et l’examina attentivement, s’efforçant de retrouver le plaisir innocent qu’il avait parfois connu étant enfant – le plaisir de voir une forme cohérente dissimulée dans une masse sans signification. Et c’était là, là qu’il s’était planté, c’était si visible qu’il ne comprenait pas comment il avait fait pour ne pas le voir. Je devais vraiment m’être bandé les yeux, pensa-t-il. C’était le petit machin en forme de s au bout de la clé, bien sûr. Sa seconde courbe était un peu trop grosse. D’un micropoil.

— Couteau, dit-il, et il tendit la main comme un chirurgien en salle d’opération.

Roland posa le couteau sur sa paume sans dire un mot.

Eddie en saisit la lame entre le pouce et l’index de la main droite. Il se pencha sur la clé, inconscient de la grêle qui s’abattait sur sa nuque, et la forme dissimulée dans le bois lui apparut avec plus de clarté – lui apparut dans toute son adorable et indéniable réalité.

Il tailla.

Une fois.

Délicatement.

Un copeau de frêne, si mince qu’il en était presque transparent, se détacha du petit machin en forme de s au bout de la clé.

De l’autre côté de la porte, Jake poussa un nouveau hurlement de terreur.

 

 

38

 

La chaîne lâcha dans un grincement épouvantable et Jake tomba lourdement à genoux sur le sol. Le gardien de la porte poussa un rugissement triomphal. La main de plâtre se referma autour des hanches de Jake et commença à le traîner vers le bout du couloir. Il tendit les jambes et planta ses pieds sur le plancher, mais cela ne servit à rien. Il sentit des échardes et des clous rouillés lui creuser la peau lorsque la main raffermit son étreinte et continua de le tirer.

Le visage semblait coincé à l’entrée du couloir, comme un bouchon dans le col d’une bouteille. Sous l’effet de la pression des murs, ses traits rudimentaires s’étaient altérés pour dessiner un nouveau masque, celui d’un troll monstrueux et difforme. Il ouvrit la gueule en grand pour accueillir sa proie. Jake chercha fébrilement la clé, espérant l’utiliser comme un talisman de la dernière chance, mais il l’avait laissée dans la serrure, bien entendu.

— Espèce de salaud ! hurla-t-il.

Il se rejeta en arrière de toutes ses forces, arquant le dos comme un plongeur olympique, ignorant la morsure des échardes qui se plantaient dans son dos comme une ceinture d’épines. Il sentit son jean glisser sur ses hanches et l’étreinte de la main se relâcher l’espace d’un instant.

Jake se rejeta en arrière une nouvelle fois. La main se referma brutalement, mais son jean glissa jusqu’à ses genoux et il tomba sur le parquet, son sac à dos amortissant le choc. La main s’écarta légèrement, souhaitant peut-être trouver une nouvelle prise sur sa proie. Jake réussit à relever les genoux, et lorsque la main se referma, il détendit brusquement les jambes. La main recula au même instant et le souhait de Jake fut exaucé : son jean et la tennis qui lui restait se détachèrent de son corps comme la peau d’une orange, le laissant libre, du moins pour le moment. Il vit la main pivoter sur son poignet de planches et de plâtre en désintégration, puis enfourner son pantalon dans la gueule du gardien. Puis il rampa à quatre pattes vers la porte et son rectangle de terre, ignorant les débris de la lampe, obnubilé par l’idée de récupérer sa clé.

Il avait presque atteint le seuil lorsque la main se referma sur ses jambes nues et recommença à le traîner sur le sol.

 

 

39

 

La forme était là, enfin là.

Eddie remit la clé dans le trou de la serrure et appuya dessus. Il sentit une résistance momentanée… puis elle tourna sous ses doigts. Il entendit le mécanisme cliqueter, entendit le pêne tourner, sentit la clé se briser en deux dès qu’elle eut rempli son but. Il saisit des deux mains le bouton de porte et tira. Il sentit une immense masse pivoter sur un axe invisible. Eut l’impression que son bras était investi d’une force gigantesque. Et sut avec certitude que deux mondes venaient d’entrer en contact, qu’un passage venait d’être ouvert entre eux.

Il fut pris de vertige l’espace d’un instant et comprit pourquoi dès qu’il regarda de l’autre côté de la porte : il regardait vers le bas – à la verticale – mais voyait à l’horizontale. On aurait dit une étrange illusion d’optique créée par des prismes et des miroirs. Puis il vit Jake traîné sur le sol parsemé de plâtre et de verre, les coudes râpant le plancher, les chevilles enserrées par une main gigantesque. Et il vit la gueule monstrueuse qui l’attendait, exhalant un nuage blanc de fumée ou de poussière.

— Roland ! hurla Eddie. Roland, il l’a captu…

Puis on l’écarta violemment.

 

 

40

 

Susannah eut vaguement conscience qu’on la soulevait et la retournait. Le monde était un manège flou : monolithes, ciel gris, sol parsemé de grêlons… et un trou rectangulaire qui ressemblait à une trappe dans la terre. Des hurlements en montaient. Le démon hurlait et se débattait en elle, brûlant du désir de s’échapper mais incapable de le faire sans sa permission.

— Vas-y ! hurlait Roland. Lâche-le, Susannah ! Au nom de ton père, lâche-le TOUT DE SUITE !

Ce qu’elle fit.

Avec l’aide de Detta, elle avait tissé une toile dans son esprit pour piéger le démon, et elle la défit. Elle sentit aussitôt le démon se dégager de son étreinte et éprouva une sensation fugitive de vide terrifiant. Puis un immense soulagement mêlé de répulsion à l’idée de la souillure qu’elle avait subie.

Elle entraperçut la créature une fois libérée de sa masse invisible – une forme inhumaine évoquant une raie manta pourvue d’ailes membraneuses et d’un membre ressemblant à un crochet acéré. Elle la sentit s’agiter au-dessus de la trappe creusée dans le sol. Vit Eddie lever des yeux écarquillés. Vit Roland ouvrir les bras au démon.

Le Pistolero trébucha, manquant d’être renversé par la masse invisible du démon. Puis il se redressa, les bras chargés d’un fardeau de néant.

Sans le lâcher, il plongea à travers la porte et disparut.

 

 

41

 

Une lumière blanche emplit soudain le couloir du Manoir ; des grêlons criblèrent les murs et rebondirent sur les lattes gondolées. Jake entendit des cris confus, puis vit le Pistolero apparaître sur le seuil. Il sembla bondir, comme s’il tombait du ciel. Il avait les bras tendus et les mains jointes.

Jake sentit ses pieds glisser dans la gueule du gardien.

— Roland ! hurla-t-il. Roland, au secours !

Les mains du Pistolero se détachèrent l’une de l’autre et ses bras furent aussitôt rejetés en arrière. Il recula en trébuchant. Jake sentit des crocs acérés lui effleurer la peau, prêts à lui déchirer les chairs et à lui broyer les os, puis une masse passa au-dessus de lui comme une bourrasque de vent. L’instant d’après, les crocs avaient disparu. La main qui lui enserrait les jambes relâcha son étreinte. Il entendit un cri inhumain de surprise et de douleur monter du gosier poussiéreux du gardien, un cri qui fut aussitôt étouffé, refoulé.

Roland saisit Jake et le remit debout.

— Tu es venu ! cria Jake. Tu es vraiment venu !

— Oui, je suis venu. Par la grâce des dieux, par le courage de mes amis, je suis venu.

Jake éclata en sanglots, terreur et soulagement mêlés, alors que le gardien de la porte poussait un nouveau rugissement. La maison ressemblait à présent à un navire battu par la tempête. Une pluie de bois et de plâtre tombait tout autour d’eux. Roland prit Jake dans ses bras et fonça vers la porte. La main de plâtre, agitée de tremblements convulsifs, le frappa aux pieds et l’envoya dans le mur, qui chercha de nouveau à mordre. Roland s’en écarta, se retourna et dégaina. Il tira à deux reprises sur la main en convulsions, pulvérisant un des doigts de plâtre. Derrière eux, le visage du gardien avait viré au pourpre marbré de noir, comme s’il s’étouffait sur quelque chose – quelque chose qui avait foncé si rapidement sur lui qu’il était entré dans sa gueule et s’était coincé dans son gosier avant qu’il ait eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrivait.

Roland se retourna et s’engouffra dans la porte. En dépit de l’absence de barrière palpable, il resta immobile quelques instants, comme si un grillage invisible venait de tomber en travers du seuil.

Puis il sentit les mains d’Eddie dans ses cheveux, qui le tiraient non pas en avant mais vers le haut.

 

 

42

 

Ils émergèrent dans l’air strié de grêlons comme des nouveau-nés. Eddie faisait office de sage-femme, tout comme le lui avait dit le Pistolero. Il était couché sur le ventre, les bras enfoncés dans la terre, les doigts empoignant les cheveux de Roland.

— Suzie ! Aide-moi !

Elle rampa vers lui, plongea un bras dans la terre et saisit le menton de Roland. Il monta vers eux la tête rejetée en arrière et un rictus de douleur aux lèvres.

Eddie sentit quelque chose se déchirer et sa main émergea du sol, tenant une touffe de cheveux grisonnants.

— Il glisse !

— Ce fils de pute… n’ira… nulle part ! haleta Susannah, et elle tira de toutes ses forces, comme si elle avait voulu briser la nuque de Roland.

Deux petites mains jaillirent de la terre et s’agrippèrent au montant de la porte. Libéré du poids de Jake, Roland se hissa à la force du poignet et se dégagea de sa gangue de terre. L’instant d’après, Eddie saisissait les poignets de Jake et le tirait vers lui.

Jake roula sur lui-même et resta immobile sur le dos, pantelant.

Eddie se tourna vers Susannah, la prit dans ses bras et couvrit de baisers son front, ses joues et son cou. Il riait et pleurait en même temps. Elle s’accrocha à lui, le souffle court… mais il y avait un petit sourire satisfait sur ses lèvres et sa main caressait les cheveux d’Eddie dans un geste de femme comblée.

Une véritable cacophonie montait des profondeurs de la terre : couinements, grognements, gémissements.

Roland s’éloigna du trou en rampant, la tête basse. Il avait les cheveux en bataille. Des filets de sang coulaient sur ses joues.

— Referme-la, dit-il à Eddie. Referme-la, au nom de ton père !

Eddie souleva la porte et les immenses charnières invisibles firent le reste. Elle retomba avec un bruit sourd, faisant taire les cris qui montaient de la terre. Sous les yeux d’Eddie, les traits qui l’avaient dessinée s’estompèrent pour devenir des sillons boueux. Le bouton de porte perdit tout relief et redevint un cercle tracé par un bâton. Là où s’était trouvé le trou de la serrure, on ne voyait qu’un gribouillis d’où jaillissait un bout de bois, tel le pommeau d’une épée dans le roc.

Susannah se dirigea vers Jake et l’aida doucement à s’asseoir.

— Ça va, mon petit ?

Il la regarda d’un air hagard.

— Oui, je crois. Où est-il ? Le Pistolero ? J’ai quelque chose à lui demander.

— Je suis là, dit Roland.

Il se leva, tituba jusqu’à Jake et s’accroupit près de lui. Il caressa la joue du garçon avec incrédulité.

— Tu ne me laisseras pas tomber cette fois ?

— Non, dit Roland. Ni cette fois ni jamais.

Mais dans les ténèbres de son cœur, il pensa à la Tour et se demanda s’il disait vrai.

 

 

43

 

La grêle fit place à une pluie battante, mais Eddie aperçut des morceaux de ciel bleu entre les nuages au nord. La tempête s’achèverait bientôt, mais ils seraient trempés jusqu’aux os bien avant.

Cela lui était égal. Jamais il ne s’était senti aussi bien, aussi en paix avec lui-même, aussi épuisé. Cette aventure de dingues n’était pas encore finie – en fait, il était sûr qu’elle venait à peine de commencer –, mais aujourd’hui, ils avaient remporté une grande victoire.

— Suzie ? (Il dégagea son visage d’une masse de cheveux noirs et la regarda dans les yeux.) Est-ce que ça va ? Est-ce qu’il t’a fait mal ?

— Un peu, mais ce n’est rien. Je pense que cette salope de Detta Walker est encore la championne incontestée des bouis-bouis, démon ou pas démon.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle eut un sourire malicieux.

— Pas grand-chose, plus maintenant… Dieu merci. Et toi, Eddie ? Tu te sens bien ?

Eddie tendit l’oreille en quête de la voix de Henry et ne l’entendit pas. Il avait l’impression que la voix d’Henry avait disparu pour de bon.

— Je me sens encore mieux, dit-il, et il la prit de nouveau dans ses bras, éclatant de rire.

En regardant par-dessus son épaule, il vit ce qui restait de la porte : rien que quelques lignes et quelques angles également indistincts. La pluie les aurait bientôt fait disparaître.

 

 

44

 

— Comment t’appelles-tu ? demanda Jake à la jeune femme dont les jambes étaient coupées au-dessus des genoux.

Il se rappela soudain qu’il avait perdu son pantalon lors de sa lutte avec le gardien de la porte, et il rabattit sa chemise au-dessus de son slip. Il ne restait pas grand-chose non plus de la robe de son interlocutrice, d’ailleurs.

— Susannah Dean, dit celle-ci. Je sais déjà comment tu t’appelles.

— Susannah, répéta Jake d’un air pensif. Ton père n’est pas par hasard propriétaire d’une compagnie ferroviaire ?

Elle le regarda d’un air stupéfait, puis rejeta la tête en arrière et éclata de rire.

— Oh que non, mon chou ! C’était un dentiste qui a fait quelques inventions qui l’ont rendu riche. Pourquoi me demandes-tu ça ?

Jake ne répondit pas. Il s’était tourné vers Eddie. Toute terreur avait déserté son visage et ses yeux avaient un éclat froid, calculateur, dont Roland se souvenait pour l’avoir remarqué au relais.

— Salut, Jake, dit Eddie. Ça me fait plaisir de te voir, mec.

— Salut, dit Jake. Je t’ai déjà vu aujourd’hui, mais tu étais beaucoup plus jeune.

— J’étais beaucoup plus jeune il y a dix minutes de ça. Est-ce que ça va ?

— Oui, dit Jake. Quelques égratignures, c’est tout. (Il regarda autour de lui.) Vous n’avez pas encore trouvé le train.

Ce n’était pas une question.

Eddie et Susannah échangèrent un regard intrigué, mais Roland se contenta de secouer la tête.

— Pas de train.

— Est-ce que tes voix ont disparu ?

Roland hocha la tête.

— Toutes. Et les tiennes ?

— Disparues. Je ne suis plus coupé en deux. Comme toi.

La même impulsion les saisit au même instant. Lorsque Roland prit Jake dans ses bras, l’impassibilité peu naturelle du garçon s’effrita et il éclata en sanglots – les sanglots soulagés, épuisés, d’un enfant qui s’était perdu, qui avait beaucoup souffert et qui venait enfin de retrouver la sécurité. Lorsque les bras de Roland se refermèrent autour de sa taille, ceux de Jake se refermèrent autour de la nuque du Pistolero et s’accrochèrent à lui comme des crochets d’acier.

— Je ne te quitterai plus jamais, dit Roland en pleurant à son tour. Je te le jure par les noms de tous mes pères : je ne te quitterai plus jamais.

Mais son cœur, cet organe silencieux et vigilant, ce prisonnier du ka, considéra cette promesse avec un certain étonnement, voire un certain doute.

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